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et la lâcheté de leurs pères, qui n’ont pas eu le courage d’être hardiment dépourvus de tout sentiment moral et de toute sollicitude pour des intérêts qui ne sont pas ceux de la matière. Ces enfans font frémir. Ne cherchez en eux rien de jeune, aucune de ces illusions élevées, aucune de ces insouciances charmantes qui caractérisent la jeunesse. L’âge de la chevalerie, qui était passé depuis longtemps, survivait au moins chaque année avec l’éclosion des générations qui entraient dans la vie; mais aujourd’hui les réalités prosaïques ont remplacé pour le jeune homme toutes les illusions dont il se nourrissait autrefois. Ardens, rapaces, impitoyables comme des usuriers bronzés par le métier, sans tendresse comme de vieux soldats qui ont vu trop de douleurs et de massacres pour être aisément émus, ils mettent dans la poursuite de la richesse la même âpreté qu’ils mettaient jadis dans la poursuite du plaisir. Ils n’ont pas de passions, pas d’amour; leur cœur est vide, et leur sang même est froid. Tremblez lorsque vous serrez leur main, car ils sont redoutables comme s’ils avaient beaucoup vécu. Il semble que leurs pères leur aient légué avec leur sang toutes les expériences, toutes les désillusions, tous les scepticismes accumulés de cinq ou six générations. Ils n’ont foi qu’en une seule chose, l’argent; ils n’ont d’autre dieu que la richesse et ne reconnaissent pas d’autre puissance. Souples, adroits, rusés, ils déploient, afin de faire fortune, de faire leur chemin, une activité, une énergie, une assiduité, comme jamais moine n’en mit à repousser les pièges du démon et à déraciner de son cœur tous les instincts du vieil homme. Rien ne les trouble, rien ne les détourne de leur but; ce qu’ils ne comprennent pas, ils l’abandonnent : la curiosité n’est pas au nombre de leurs défauts. Ils voient passer sans s’émouvoir les révolutions et les événemens politiques : cela ne les regarde pas. Ils n’ont pas les vices de leurs qualités et ils n’ont pas les qualités de leurs vices; ils savent s’abstenir, et ils n’aiment pas l’abstinence; ils sont actifs, et ils n’aiment pas le travail; dissolus, et ils n’ont pas le sens du plaisir. Tel est le portrait malheureusement très fidèle, nullement exagéré, des générations qui s’élèvent. Elles nous promettent une société faite à leur image, et dans laquelle elles seules pourront vivre, une société dure, impitoyable, égoïste, où il n’y aura plus vestige de dévouement, et où pourra se réaliser à la lettre l’axiome de Thomas Hobbes, que la guerre est l’état de nature et que l’homme est naturellement l’ennemi de l’homme. Ces nouvelles générations qui comptent sans doute, malgré tout, bien des nobles cœurs, — il faut l’espérer pour le salut du monde, — sont le dernier et le plus remarquable produit de l’industrie. L’industrie fait la société à son image, elle fabrique des âmes cruelles comme ses machines et des cœurs secs comme ses produits.