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montrée sous son véritable jour. Lorsqu’on l’acceptera comme un principe et comme un but et qu’on ne verra plus dans l’industrie qu’un moyen de réaliser ce principe, alors les choses changeront de face : l’industrie aura pris une âme, elle cessera d’être ce moulin à jouissances qu’elle est aujourd’hui. Elle perdra son aspect dur, égoïste, impitoyable, et, soumise à l’action d’une idée morale et humaine, elle deviendra morale et humaine. Les industriels cesseront de se regarder comme des entrepreneurs, et deviendront ce qu’ils sont déjà sans le vouloir et sans le savoir, les représentans du travail, par conséquent les représentans de leur époque. Cette puissance anonyme, sans responsabilité, de l’industrie actuelle disparaîtra. Jusque-là, l’industrie, il faut y compter, sera parfaitement incapable d’établir des mœurs nouvelles, et se bornera à créer ce qui est propre aux machines, des étoffes, du fer travaillé, des matières premières préparées; mais les droits et les devoirs qu’elle doit engendrer ne naîtront que lorsque l’idée du travail sera devenue un fait, et plus qu’un fait, une croyance, un credo, une foi.

L’industrie, avons-nous dit, aurait besoin d’être moralisée et limitée : moralisée, nous venons de voir comment elle pourrait l’être; elle le serait, si ses représentans avaient la conviction qu’ils représentent une idée morale, celle du travail, et non plus seulement des intérêts matériels. Tant que cette conviction n’existera pas, l’industrie sera brutale, sinon dangereuse. La raison, en effet, répugne à penser que ce phénomène n’existe que pour la satisfaction des intérêts privés. De là les réclamations, les colères, les luttes à main armée dont nous avons été témoins. Cette peste qui a parcouru le monde il y a quelques années et qui la parcourt encore sourdement, qui a fait explosion en 1848 et qu’on affecte d’oublier aujourd’hui, cette peste morale qu’on nommait le socialisme n’avait pas d’autres causes que celles que nous venons d’indiquer. L’industrie était apparue aux yeux des multitudes comme un fait qui servait un petit nombre de privilégiés au détriment du plus grand nombre, comme un fait qui n’avait d’autre raison d’être que l’acquisition de la richesse pour quelques-uns. Faisons donc, pendant qu’il en est temps, tous nos efforts pour empêcher d’aussi funestes événemens de se renouveler.

Limiter la puissance de l’industrie est une tâche à la fois plus difficile et moins difficile que de la moraliser. Les événemens se sont chargés déjà de démontrer le danger qu’il y avait à laisser prendre à un seul fait une trop grande extension. Il y a deux ans à peine, on aurait cru que l’industrie était la loi unique des sociétés, et qu’il n’y avait pas place à côté d’elle pour aucun autre fait; mais la vie a des manifestations multiples, elle ne se laisse pas étouffer ainsi. Les instincts de l’homme sont divers, ils demandent tous leur satisfaction,