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combattue ou éludée, mais toujours active. Le moyen âge ne fut certainement pas un âge d’or; malgré ses mœurs brutales, ses violences, son ignorance, ses superstitions, il n’en présente pas moins une image grossière sans doute, mais vraie et ressemblante, de ce que doit être une société. Aucun des principes qui sont nécessaires à l’existence d’une société n’y manquait, et de siècle en siècle cette société se transforma et devint plus parfaite, jusqu’à ce qu’enfin elle subit la loi imposée à tout ce qui est de la terre. Nous pouvons nous vanter de notre humanité, de notre justice, de nos inventions, mais nous pouvons reconnaître sans honte que nous ne vivons pas dans un état social comparable à celui dans lequel vivaient nos pères, que nous ne sommes pas reliés les uns aux autres par des liens aussi forts, que si nous avons moins de violence, nous avons plus d’égoïsme, que nous sommes plus isolés les uns des autres qu’ils ne l’étaient, et que la prétendue fusion des classes a bien pu produire le rapprochement des espèces, mais qu’en revanche elle a créé l’isolement des individus. Nous parlons beaucoup trop de notre civilisation et de notre progrès social. Ce sont les détails qui sont plus parfaits qu’autrefois : quant à la société, elle manque d’ensemble. Ainsi nous avons une police mieux faite qu’autrefois, l’administration fonctionne mieux, l’armée est mieux organisée; mais la grande affaire des sociétés, les relations de l’homme avec l’homme sont-elles meilleures ? Non certes, car elles n’existent pas.

L’industrie est-elle capable de créer ces relations ? Il faut l’espérer, puisqu’elle est après tout l’unique chose vivante et qui ne soit pas frappée de stérilité. Jusqu’à présent elle n’y a pas réussi. Elle a élevé des manufactures et des usines, mais elle n’en a pas rapproché les habitans; au contraire, elle n’a fait que les séparer davantage et semer entre eux la discorde et la haine. C’est là un phénomène effrayant, et qu’on ne doit pas se lasser de faire apercevoir. Le travail de l’industrie rassemble dans un même lieu des multitudes innombrables sous le commandement supérieur d’un chef. Ces multitudes sont à la fois libres et dépendantes, c’est-à-dire placées dans la situation la plus fausse où l’homme puisse tomber. Elles ont un maître et n’en ont pas. Aucune relation morale n’unit suffisamment le chef de la manufacture à ses ouvriers. Il n’exerce et n’a le droit d’exercer sur eux aucune surveillance. Il ne leur demande d’autre obéissance qu’une obéissance mécanique. Maîtres et serviteurs se voient rarement, ne se fréquentent guère, ne se rencontrent pas aux mêmes lieux, et, bien que réunis dans le même espace, ils vivent à peu près isolés. Ont-ils le même Dieu ? croient-ils aux mêmes principes ? De cette question jamais. les uns ni les autres ne se sont souciés. La seule relation qu’ils aient entre eux est celle de l’argent.