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modérés croyant à la possibilité d’un compromis avec la foi et rationalistes entêtés repoussant tout compromis, déistes, voltairiens, athées, panthéistes, légitimistes de toutes nuances, constitutionnels, républicains, socialistes de toutes les dénominations. Ajoutez, pour compléter ce pandémonium intellectuel, que la même confusion qui règne dans la société règne au dedans de chacun de nous. Non-seulement il serait fort difficile de trouver deux contemporains dont les principes pussent s’accorder ensemble, mais il serait fort difficile aussi de rencontrer un individu qui soit en paix avec sa conscience, et soit parvenu à se mettre d’accord avec lui-même. Ce n’est point un pareil désordre moral qui peut lutter avec avantage contre un fait aussi puissant que l’industrie. J’aime à croire que tous ces principes, tourbillonnant dans le vide comme les atomes de Démocrite, finiront par s’accrocher et par enfanter je ne sais quel principe général que tout le monde pourra adopter, et qui servira de lien moral entre les hommes. Pour le quart d’heure, bornons-nous à constater que l’industrie est un fait universel, propre à la société tout entière, tandis que nos principes moraux sont essentiellement individuels, et ne peuvent établir par conséquent l’équilibre que nous demandons.

L’industrie, comme tous les faits, aurait donc besoin d’être gouvernée, et c’est le contraire qui a lieu; c’est le phénomène qui régit l’homme. Cependant, en l’absence d’un principe moral universellement accepté, il semble que l’intelligence humaine aurait pu trouver des moyens de contrôler, de gouverner, d’organiser en un mot cette puissance nouvelle, de lui assigner ses justes limites, de lui tracer ses droits. Rien de semblable n’est arrivé. Les représentans de la force morale, le clergé des diverses religions, les hommes d’état, les philosophes, ont vu un phénomène nouveau naître et grandir, et ils ne s’en sont point inquiétés : ils ont continué à gouverner selon les vieilles règles de la politique et à penser selon les vieilles méthodes. Machiavel et Richelieu ont continué à faire loi dans les affaires de l’état. Pourtant les avertissemens n’ont pas manqué. Dès le milieu du XVIIIe siècle, l’intelligence pénétrante de David Hume prévoyait les révolutions immenses que l’industrie allait provoquer dans le monde. « Il est absurde, disait-il, de supposer que toute la science politique se trouve dans Aristote ou dans Machiavel, car il peut arriver tel phénomène qui bouleverse les relations des citoyens entre eux, et finisse par changer la nature même de l’état Ainsi on ne sait pas encore quels résultats le commerce peut amener. Dans de telles circonstances, la science politique est elle-même obligée de se transformer et de trouver de nouveaux moyens de gouvernement. » Le plus mémorable de ces avertissemens est celui qui fut donné sous la restauration, à l’époque où l’industrie tendait à devenir ce qu’elle est devenue depuis, la seule loi de la société, par Henri Saint-Simon,