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Telle était la conviction à laquelle Goethe était arrivé après cinquante ans de méditations, d’études et d’observations. Malgré le XVIIIe siècle, malgré les ruines amoncelées autour de lui, il était arrivé à ne pas désespérer et à prédire une moisson brillante aux champs infertiles du présent. Cependant, si cette conviction suffisait à son âme, elle ne suffisait pas à son intelligence, et il cherchait avec curiosité quelle pourrait être la forme des sociétés futures. Aussi a-t-il épuisé, pour ainsi dire, toutes les combinaisons de faits et de principes qui peuvent se présenter à l’esprit. Il crée dans son Wilhelm Meister des sociétés artificielles par un amalgame ingénieux des idées. Il traite la nature humaine et la société comme la matière, et essaie de faire des combinaisons sociales comme on fait des combinaisons chimiques; mais, chose remarquable, toutes ces combinaisons ont invariablement la même base, et cette base est l’industrie. C’est l’industrie qui tient la première place dans toutes les rêveries sociales et dans toutes les spéculations philosophiques du grand poète; c’est d’elle que naissent dans sa pensée les mœurs futures; c’est elle qui, non contente de façonner la matière, donne sa forme à la société nouvelle. Incroyables sont les efforts d’esprit que fait Goethe pour unir avec l’industrie tout ce qui fut la vie des hommes d’autrefois, — l’héroïsme, l’amour, les arts, la religion. Il y réussit à grand’peine, et même, lorsqu’il réussit, il est forcé d’amoindrir ces nobles expressions de la nature humaine, pour les ajuster à la taille de l’industrie. C’est là le côté réellement triste du livre; l’utile s’y présente comme l’unique divinité du présent, et l’expression qui arrive involontairement sur les lèvres pour caractériser cette œuvre étrange, c’est celle de benthamisme transcendantal. Oui, c’est là le benthamisme, non pas dans sa vilaine nudité, mais revêtu d’étoffes éclatantes, le sceptre en main, la couronne en tête, et assis sur un trône d’où il domine une cour brillante. A ses côtés se tiennent le vrai et le bon, qui ne sont plus que ses frères cadets, tandis qu’à la porte du palais le beau frappe comme un mendiant, et reçoit une chétive hospitalité dans les corridors et les cuisines de sa dédaigneuse majesté.

Telles sont les impressions qu’a laissées en nous la lecture répétée de ce livre merveilleux, véritable lampe d’Aladin au moyen de laquelle une intelligence, même ordinaire, si elle est attentive, peut voir clair dans les ténèbres de son siècle. Wilhelm Meister contient à la fois un conseil de courage et d’espoir et la constatation d’un fait. Le conseil, c’est de ne pas nous laisser abattre et de marcher d’un cœur joyeux à la conquête de la terre promise; — la constatation du fait, c’est que l’industrie est définitivement la reine du monde. La domination de cette nouvelle puissance n’effraie pas Goethe : il croit fermement que cette domination sera partagée par les anciennes