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cherche à réaliser les idées du XVIIIe siècle, et au-dessous, dans cette belle prairie, rit et babille le monde du Décaméron. Sur les hauts sommets des montagnes, des voyageurs enthousiastes contemplent la majestueuse grandeur de la nature, tandis que sur le flanc du coteau passe une troupe de joyeux comédiens. Au fond des bois retentit le chant lointain des bacchantes, dans la plaine le chant des moissonneurs fatigués et baignés de sueur, et tandis qu’à l’horizon montent comme des nuages colorés les fantômes de la volupté et du plaisir, les chastes étoiles, s’éveillant dans un ciel d’azur, viennent raconter à la terre les éternelles merveilles de l’infini.

Ce livre singulier, où se fait remarquer d’un bout à l’autre un bizarre mélange de sensualité et d’austérité, est précisément, et à cause de cela même, un des livres les mieux faits pour éveiller la conscience de tout jeune homme destiné à être sérieux. Il peut être pour lui un premier guide dans la vie, et l’aider à se reconnaître au milieu du monde dans lequel il a été jeté. Il peut lui enseigner des méthodes pour penser, lui fournir des instrumens d’analyse, des boussoles pour trouver son chemin. Il peut lui enseigner aussi à ne pas désespérer et lui donner confiance en l’avenir. Rien de ce qui vaut la peine d’être remarqué dans notre siècle n’est oublié par Goethe : le mouvement des sciences, l’explication plus profonde des mystères de la nature, le désir d’un idéal nouveau, la puissance croissante de l’industrie lui apparaissent comme les élémens premiers d’une vie nouvelle, comme la couche première sur laquelle le temps et les passions humaines, la force même des choses et la volonté du caractère, en se combinant et en s’amalgamant, fonderont peu à peu une autre civilisation, toute brillante de nuances inconnues. Wilhelm Meister est en cela la véritable contre-partie de Werther. Loin de nous les lamentations inutiles, les larmes stériles, le scepticisme impuissant. Ne dis point que la poésie est morte, que l’art est mort, que le sang s’est refroidi dans nos veines, et que la vie s’éteint dans notre univers glacé, que les rayons attiédis d’un soleil à son déclin n’éclairent plus qu’avec peine. Rien n’est mort, tout sommeille. Les forces de la nature sont à l’état latent, et dans les profondeurs de l’âme humaine, elles préparent en silence un printemps nouveau. Ayons bon courage, et au lieu de nous lamenter, de consumer notre énergie en plaintes coupables, que chacun de nous, par son intelligence, son amour de la vérité, sa volonté et sa puissance de sympathie, aide à l’éclosion de ce printemps! Alors, quand une fois nous aurons appris à être patiens et laborieux, quand nous aurons confiance en nous-mêmes et dans l’âme divine qui soutient l’univers, quand nous serons tout amour et bonne volonté, nous serons à notre tour des magiciens et des artisans de miracles : des roses écloront dans nos mains, des lis jailliront sous nos pas.