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étaient unies, et pour ma part je regrette qu’on les ait séparées. S’il faut vous dire la vérité, docteur, je suis victime d’une conspiration. Le vieux domestique que j’ai envoyé à Concord pour vous chercher avait l’habitude de me raser ; mais il est payé par une société des barbiers de l’état de Massachusetts pour me couper la gorge à la première occasion, afin de pouvoir s’emparer d’un secret qui m’a pris des années et qui ruinerait leur profession. Vous voyez, je ne me suis pas fait raser de la semaine, je ne puis pas me fier à mon domestique, et je ne voudrais pas qu’un barbier m’approchât, même à un mille de distance. C’est pourquoi je me suis enfin déterminé à envoyer chercher quelqu’un de votre profession pour me rendre ce petit service. Et maintenant, docteur, à l’œuvre.

J’étais dès ce moment certain d’avoir affaire à un fou, et je crus que le parti le plus sage était de céder à son désir. Je me mis donc en demeure d’abattre la toison qui recouvrait ses joues. La tâche était difficile, tant à cause de mon peu d’expérience qu’à cause de la demi-obscurité dans laquelle la chambre était plongée. Je parvins cependant à m’acquitter passablement de mon office. Le vieux gentleman se leva, se frotta le menton, me serra la main en me déclarant que j’étais son ami pour la vie, et que, grâce à moi, il était désormais à l’abri de ses ennemis. — Maintenant, ajouta-t-il, je dois vous remettre vos honoraires, docteur. — Et ce disant il me glissa dans la main cinq pièces de cinq dollars et me congédia en me recommandant le secret.

Au pied de l’escalier, je rencontrai la jeune dame qui m’avait accompagné, et la curiosité me poussait à lui adresser quelques questions relativement à son tuteur ; j’hésitais néanmoins, dans la crainte de passer pour indiscret, lorsqu’elle m’adressa la parole et me demanda dans quel état j’avais laissé son tuteur, et si je croyais que les mines d’or fussent une bonne spéculation. — Encore ! pensai-je en moi-même. Cette jeune et belle personne serait-elle affligée de la même maladie que son tuteur et la vieille dame ? — Je regardai curieusement ses yeux, et il me sembla y découvrir une expression maladive et rêveuse.

— J’ai laissé votre tuteur en bonne santé, lui répondis-je, et il n’a rien dit touchant les mines d’or.

— Alors je respire plus librement. Savez-vous que je craignais que vous ne fussiez un émissaire du roi de Siam ? Ce monarque est singulièrement jaloux de mon tuteur à cause de certains droits qu’il possède sur les mines de ce pays ; mais je m’aperçois que je me suis trompée : vous n’avez pas de turban et vous ne portez pas de barbe. Peut-être, ajouta-t-elle, êtes-vous un barbier : dans ce cas, mon pauvre tuteur est perdu !