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Mais que fallait-il faire de celle-ci ? Fallait-il la laisser à Tours, ou l’arrêter, ou lui faire quitter la France ? Il est curieux de voir quelles furent à cet égard les délibérations du cardinal avec lui-même et avec le roi. Il rend involontairement un bien grand hommage à la puissance de Mme de Chevreuse en établissant par une suite de raisons, un peu scolastiquement déduites à sa manière, que le pire des partis serait de la laisser sortir de France : « Cet esprit est si dangereux, qu’étant dehors il peut porter les affaires à de nouveaux ébranlemens qu’on ne peut prévoir[1]. » C’est elle qui, disposant absolument du duc Charles, lui a persuadé de donner asile en Lorraine à Monsieur, duc d’Orléans, c’est elle aussi qui a poussé l’Angleterre à la guerre ; si on la jette hors du royaume, elle empêchera le duc de Lorraine de s’accommoder ; » elle donnera grand branle aux Anglais à ce à quoi elle les voudra porter ; » elle remuera de nouveau pour le chevalier de Jars et pour Châteauneuf, elle suscitera mille difficultés intérieures et extérieures, et le cardinal conclut à la retenir en France.

Pour cela, il y avait deux voies à prendre, la violence ou la douceur. Le cardinal fait voir beaucoup d’inconvéniens à la violence, qui serait infailliblement suivie de tant de sollicitations importunes de la part de toute la famille de Mme de Chevreuse et de toutes les puissances de l’Europe, qu’il serait fort difficile d’y résister avec le temps. Il propose donc de la gagner par la douceur et de la traiter comme on avait traité la reine, mais à la condition qu’elle serait aussi sincère, et répondrait aux questions qui lui seraient adressées. Connaissant Mme de Chevreuse, il prévoit qu’elle ne fera aucun aveu, et il oublie de nous dire ce qu’alors il aurait fait. On avait pardonné à la reine humiliée et repentante ; mais quelle conduite aurait-on tenue envers la fière et habile duchesse persévérant dans d’absolues dénégations ? Content de l’avoir séparée d’Anne d’Autriche, Richelieu l’aurait-il laissée libre et tranquille en Touraine ? Est-il bien sincère quand il l’assure ? ou l’ancien charme agissait-il encore, et ce cœur de fer, cette âme impitoyable, mais que la beauté trouva plus d’une fois sensible, ne pouvait-elle se défendre d’une faiblesse involontaire pour une femme qui rassemblait en sa personne et portait au plus haut degré ces deux grands dons si rarement unis, la beauté et le courage ?

Il lui fit parler comme étant toujours son ami ; il lui rappela quels ménagemens il avait eus pour elle dans l’affaire de Châteauneuf, et la sachant en ce moment assez dépourvue, il lui envoya de l’argent. La duchesse fit beaucoup de cérémonie pour le recevoir ; elle ne le prit pas comme un don, mais comme un prêt, et demanda pour toute

  1. Mémoires, p. 224, etc.