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spectacles grandioses, en enfermant dans son récit tous les genres d’impressions, de souvenirs et de peintures. Voyez sur un revers des Alpes cette maison simple et rustique assise comme un nid d’aigle entre les châtaigniers et les pins d’Italie. Sous vos yeux, vous avez le lac Léman, les collines de la côte vaudoise, les glaciers de l’Oberland, les lignes du Jura, qui s’abaissent vers la France. C’est là que vient mourir d’une blessure reçue à la bataille de Novare un homme jeune encore, le comte Zélislas. Tout est mystérieux et étrange dans ce jeune homme. Par suite des alliances de ses pères, il porte dans ses veines le sang des Jagellons et des Plantagenets. Autour de lui est épars tout ce qui dénote le voyageur, des armes indiennes, une peau de tigre du Bengale ; à son chevet se réunissent une sœur dévouée, un pair d’Angleterre, mari de cette sœur, un général autrichien, rude figure, ferme de principes, mais l’âme attendrie, car dans ce jeune homme, qu’il combattait la veille, il a retrouvé un frère. Ce n’est point cependant du coup qu’il a reçu à Novare que meurt le comte Zélislas, c’est d’une blessure bien autrement profonde. Gentilhomme polonais sans patrie, enfant de ce siècle, il porte deux fois dans le sein le germe d’une inquiétude inassouvie et mortelle.

C’est cette inquiétude qui l’a poussé en Afrique dans les rangs de nos soldats, puis dans l’armée anglaise des Indes. Il a erré dans les solitudes de l’Héoonda, cherchant partout un aliment à son activité fiévreuse ; nulle part il n’a trouvé ce qu’il poursuivait. De retour en Europe au milieu des dernières révolutions, les fureurs des démagogues ont soulevé ses chevaleresques instincts. Sa fortune l’a poussé au service d’une cause héroïque, et cette existence vient se dénouer dans un chalet des Alpes.— Je sais le nom de mon ennemi, dit, lui aussi, le comte Zélislas, c’est l’idéal. Il parle presque comme Arsène Pellegrin. Seulement Arsène est le pédagogue d’un idéal prétentieux et vulgaire. Zélislas intéresse et émeut, parce qu’il est plus vrai, plus sincère et plus noble. S’il meurt de son mal, il le confesse à la dernière heure. Non pas que la poursuite de l’idéal véritable soit un mal ; mais ce qu’on appelle de ce nom dans notre temps, n’est-ce pas le plus souvent l’impuissance ambitieuse d’âmes amollies et irritées ? Ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’à côté de ce fils des Jagellons mourant de sa blessure se trouve un jeune gentilhomme français, arrivé là tout exprès pour assister à la fin du drame, et tandis qu’il voit expirer Zélislas, il reçoit une lettre de Paris où on lui dit que la révolution s’apaise, que les gens avisés sont ceux qui songent à leurs affaires, qu’après tout, en fait de sermens, il n’y a que le second qui coûte, — d’où il suit qu’il doit se hâter de revenir pour prêter le premier et profiter des circonstances. Ceci est, il nous semble, le réel à côté de l’idéal.

La vie réelle du reste a elle-même ses romanciers et ses peintres. Certes il n’est point d’œuvre plus différente du Blessé de Novare que cette série d’esquisses appelées par M. Honoré Sclafer les Paysanneries. Voici quelque temps déjà que les paysans sont devenus des personnages dans la poésie et dans la peinture. Mme Sand, on le sait, fait des paysans quelque peu idylliques ; il est des peintres qui les font plus réels ou plus vulgaires encore qu’ils ne sont véritablement. M. Honoré Sclafer ne parait être ni de l’école de l’auteur du Pressoir et de Claudie, ni de l’école de M. Courbet : ses esquisses