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leur territoire, et, une fois lancé dans cette direction, menaça un moment Moscou même ; mais l’intercession de la sainte Vierge, disent les chroniques russes, le détourna de marcher sur cette ville. Tamerlan se contenta donc de ruiner l’état du Kaptchak, et d’abandonner les Tartares au travail de destruction que le morcellement de leur domination avait déjà commencé.

Bientôt, en regard de la décadence du pouvoir mongol, on vit se prononcer un mouvement de la nation opprimée et tributaire vers l’indépendance. Les grands-princes russes profitèrent des divisions de leurs maîtres, d’abord pour s’affranchir du tribut, puis pour se rendre indépendans, enfin pour les refouler du Volga vers la Mer-Noire et la Caspienne. La fin du XVIe siècle (1584) trouva les Russes déjà maîtres de Kazan, d’Astrakan, et menaçant le khan de Crimée.

Outre les divisions des Tartares, d’autres circonstances avaient préparé ces événemens. Les souffrances éprouvées sous une domination implacable avaient fait naître enfin parmi les Russes un sentiment commun, une sorte d’esprit de nationalité qui devait tôt ou tard porter ses fruits. Les anciennes rivalités s’effaçaient sous l’impression du malheur de tous. Il se formait une nation russe. Un changement de résidence des grands-princes venait de donner à la Russie une vraie capitale. Après avoir erré pendant plusieurs siècles de Novgorod à Kief, de Kief à Vladimir, ces princes s’étaient transportés de Vladimir saccagée à Moscou naissante (1328). Ainsi le siège du pouvoir, après avoir oscillé d’une extrémité à l’autre du pays, s’était définitivement fixé au centre. La ville de Moscou s’éleva donc entre les méandres d’une petite rivière qui lui avait donné son nom, sur un groupe de collines dont la principale supporte aujourd’hui le Kremlin. Cette forteresse, d’abord protégée seulement par une enceinte de bois, fut plus tard reconstruite en briques et flanquée de tours assez élevées. C’est là que naquit la monarchie russe, protégeant d’une part le réveil de l’indépendance nationale, de l’autre anéantissant toute liberté civile. La guerre au dehors, l’oppression à l’intérieur du pays, ici fut le milieu où la Russie allait désormais grandir, et on peut dire que de ce jour le danger qui tient en ce moment encore l’Europe en armes commença pour les sociétés de l’Occident[1].

Les grands-princes de Moscou, ainsi devenus les chefs d’une nation indépendante, virent bientôt s’écrouler l’empire grec et les Turcs s’installer à Constantinople, que les Russes appelaient alors Tsargrad (la ville royale). Ils tendirent dès lors à s’approprier

  1. Une autre force de la Russie naissante contre ses anciens dominateurs fut la poudre à canon. L’invention de ce puissant moyen de destruction y pénétra vers 1475.