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seulement (1130-1180), on put compter au moins dix princes de Novgorod qui avaient été successivement choisis dans les grandes familles princières de la Russie, puis expulsés pour diverses causes par la république mécontente de leur conduite. En 1167, il y en eut un Sviatoslaf, fils du prince de Smolensk, qui quitta brusquement Novgorod, déclarant ne plus vouloir la gouverner. La république appela pour le remplacer Roman, fils du prince de Kief, qu’elle chassa à son tour en 1170. Que conclure de tous ces faits, sinon que le prince de Novgorod était un simple chef militaire chargé de la défense du territoire, et que la république ne négligeait aucune occasion de rappeler à ce chef élu par elle l’origine et les conditions de son autorité ?

On a signalé une certaine analogie, au point de vue des institutions politiques et civiles, entre Novgorod et les villes libres de l’Allemagne. Sans parler de la différence qui résulte des nombreuses populations et des vastes territoires soumis à Novgorod, on doit remarquer que le principe de liberté reposait dans la cité russe sur une base beaucoup plus large. Le prince était représenté dans la commune par un lieutenant (namestink) dont les fonctions étaient purement honorifiques. Le pouvoir exécutif appartenait au posadnik (bourgmestre ou maire), soumis annuellement à la réélection. L’administration du bourgmestre était surveillée et contrôlée par une espèce de tribun du peuple (tysiatski), élu aussi chaque année. Un conseil ou sénat, exclusivement composé de bourgeois nommés par voie d’élection, délibérait sur les affaires courantes. Enfin l’assemblée générale du peuple, convoquée sur la place publique par la grosse cloche (vétchévoï kolokol, cloche d’assemblée), statuait sur toutes les affaires importantes, et le plus infime citoyen avait le droit d’y donner son avis. Des élémens bien contraires se mêlaient, on le voit, dans ce gouvernement, qui rappelait à quelques égards certaines républiques de l’antiquité ; mais le principe populaire y avait sa large place, et deux puissans mobiles intervenaient souvent pour rétablir l’ordre et la paix, menacés par les dissensions civiles : nous voulons parler du sentiment religieux, que l’archevêque de Novgorod représentait avec autorité au milieu du peuple dont il était l’élu, aussi bien que les magistrats de la cité, de ce penchant pour le commerce et le travail, si marqué parmi les habitans de Novgorod, toujours préoccupés d’intérêts qui sans doute réclament la liberté, mais s’accommodent mal du désordre[1].

  1. Un fait cité par Lévèque dans son Histoire de Russie montre à quoi degré de civilisation l’état de Novgorod était arrivé an commencement du XIIIe siècle. « En 1228, Iaroslaf, prince de Novgorod, demandait aux citoyens de Pieskof (ou Pskof, ville libre, annexe de Novgorod) leur secours contre la ville de Riga, nouvellement fondée, et qu’il voulait détruire. Les habitans de Pskof étaient en relations de commerce avec le peuple qu’on menaçait. Ils liront au prince cette réponse que le patriarche Nicon a conservée dans sa chronique : « Tu es prudent, tu sais que tous les hommes sont frères ; chrétiens et infidèles, nous ne sommes qu’une même famille. Il ne faut pas faire la guerre à ceux qui ne partagent pas notre croyance, ni prendre sur nous de punir leurs erreurs. Il est bien plus sage de vivre en paix avec eux : alors ils chériront notre douceur et nos vertus, ils en seront touchés, et de l’amitié qu’ils concevront pour nous ils passeront à l’amour de notre religion. » Ce langage fit impression sur les citoyens de Novgorod, qui refusèrent de se prêter aux vues ambitieuses de leur prince. » Cela se passait au temps où la guerre des Albigeois désolait une partie de la France, et où les papes excitaient l’Europe à s’armer contre l’empereur Frédéric II, accusé d’hérésie.