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l’asservissement d’un ennemi vaincu, mais par la transformation graduelle, abusive, du paysan et même du bourgeois en esclave, sans assistance de la part du clergé ni protection de la part du monarque. Tout le développement historique de la Russie semble n’avoir eu pour but que de former dans ce pays une hiérarchie militaire, que de faire de cette nation une armée dont l’empereur serait le généralissime, la noblesse l’état-major, le peuple les soldats. Du sommet à la base, il n’existe d’autres rapports que ceux de l’obéissance passive. Faut-il s’étonner que tous les hommes éminens qu’on a vus monter au trône des tsars aient eu pour principale préoccupation la conquête ?

À l’origine de cette histoire, on rencontre une république ou commune commerçante, la Grande-Novgorod, dont la fondation, vers le milieu du Ve siècle, ne fut que le rétablissement d’une cité marchande encore plus ancienne, appelée Slavensk[1]. Novgorod échangeait avec les ports libres de la Baltique les produits de l’Asie supérieure contre ceux de l’Europe occidentale. Les bords de la Neva étaient alors des marais impraticables ; c’était par le lac Ladoga que les expéditions du commerce russe atteignaient ce fleuve, d’où elles débouchaient dans le golfe de Finlande. Plus tard, Pierre le Grand compléta et perfectionna cette importante ligne commerciale en fondant Saint-Pétersbourg, qui remplaça Novgorod, et en faisant construire le canal qui joint le Volga directement à la Neva. Dans la direction de l’Asie, les produits européens que le commerce russe recevait en échange de ses envois étaient transportés par le Volga vers la Caspienne.

Située dans la région culminante[2] d’un pays très peu accidenté et pourvue de belles lignes de communication fluviale et maritime, suppléées en hiver par le transport en traîneau, la commune de Novgorod était appelée, par sa position même, à servir d’intermédiaire commercial entre l’Europe et l’Asie septentrionale. Elle trouva dans l’accomplissement de ce rôle les conditions naturelles de sa prospérité. Sous un régime de liberté né des besoins du commerce, son développement fut rapide, et la population de cette grande commune s’éleva bientôt à 400,000 âmes, chiffre que n’avait atteint à la même époque, aucune des capitales des plus grands états de l’Europe. Puissante par son activité, sa richesse et ses institutions, Novgorod fut longtemps la tête, la capitale de fait de la Russie, tellement supérieure aux états qui l’entouraient, qu’il est resté de ce temps un mot traditionnel singulièrement expressif : « Qui oserait s’attaquer à Dieu et à Novgorod la Grande ? »

  1. Le nom de Nov-gorod sighifie ville neuve.
  2. Au point de partage des eaux.