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et mourut dans l’exil. Nul depuis Nicon n’a tenté de réforme cléricale en Russie.

À partir du règne de Pierre le Grand, qui se fit patriarche, c’est-à-dire pape, en même temps qu’autocrate, l’église russe perdit tout caractère d’indépendance. Elle devint une sorte d’institution politique, et elle s’est abaissée graduellement jusqu’à n’être plus qu’une branche de l’administration, gouvernée par un fonctionnaire étranger à l’église. Récemment, par exemple, le saint synode ou collège supérieur, duquel dépendent toutes les affaires ecclésiastiques, était présidé par un général de cavalerie[1]. Dans cette condition, le clergé russe ne pouvait que déchoir. N’ayant à professer que l’obéissance, il ne s’est plus soucié de s’instruire, et d’ailleurs on n’a rien fait pour mettre l’instruction à sa portée. Pauvre et recruté dans les classes inférieures d’un rang peu au-dessus des serfs, ignorant, grossier, souvent livré à l’ivrognerie, ce malheureux clergé est tombé dans un état d’abaissement dont il est difficile de donner une idée. La discipline qui le régit est toute militaire, et le prêtre qui en enfreint les prescriptions est parfois envoyé dans un régiment pour y servir comme simple soldat. Le culte dont ce prêtre est le ministre n’admet guère, il faut le dire, que des pratiques extérieures. Le clergé a son rituel et sa liturgie, ses fêtes et ses cérémonies ; il a le droit et l’obligation de prier selon la formule, et aussi de chanter la litanie à pleins poumons ; mais du reste il n’a pas la parole. Le prêtre russe ne prêche pas. Il bénit ses ouailles, les baptise, les marie et les enterre ; il les confesse même et les absout moyennant une rétribution fort modique. Il enseigne aux enfans le catéchisme impérial, qui prescrit l’adoration du tsar. Tout cela lui est permis, lui est même ordonné ; mais le droit de prêcher lui est refusé. Dans toutes les autres églises chrétiennes, la prédication tient une des premières places parmi les fonctions du pasteur : quel plus puissant moyen de moralisation en effet que la transmission du verbe, la propagation de la parole divine ! Ce moyen, la Russie l’ignore ou s’en soucie peu, et par là encore elle se sépare, elle s’isole des autres peuples[2].

Mais une cause d’isolement plus puissante que l’organisation religieuse, c’est l’organisation sociale. L’empereur, la noblesse, les marchands, les serfs, tous ces mots désignent des privilèges et des forces qui n’existent point ailleurs.

L’empereur, le tsar russe réunit en lui tous les droits et tous les

  1. Le général Protasof, que le grand-duc Michel saluait en plaisantant du titre de votre sainteté.
  2. Quand l’intérêt politique l’exige, le prêtre russe adresse par ordre des allocutions aux paysans on aux soldats, comme on l’a vu dans la guerre actuelle. Il fait alors pour l’empereur ce qu’il ne fait pas pour Dieu.