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population nécessite le défrichement. De là un singulier conflit entre deux nécessités essentielles de la vie, le chauffage et l’alimentation. Tandis que les forêts font place à l’homme, celui-ci voit s’amoindrir de plus en plus les moyens de se chauffer, c’est-à-dire de vivre, et le temps n’est pas bien loin où le développement de la population en Russie se trouvera limité par la quantité de charbon que ce pays pourra importer[1]. Ce sera là une démonstration nouvelle et imprévue du principe de Malthus, que « l’espèce humaine se multiplie en raison de ses moyens de subsistance[2]. » Ajoutons que la même cause qui limite le développement de la population entrave aussi son progrès intellectuel. Obligée de multiplier les efforts pour tenir tête aux rigueurs du climat, il lui reste nécessairement moins d’activité à dépenser. On ne peut suppléer à l’absence de chaleur solaire que par l’emploi de moyens exceptionnels, par une sorte de lutte organisée et incessante. Des vêtemens d’une nature particulière sont indispensables pour protéger la vie de l’homme hors de son habitation, et si les fourrures de luxe viennent un jour à manquer sur le globe, par suite de la destruction fort avancée déjà des animaux sauvages, on peut entrevoir le moment où les nobles russes seront obligés d’endosser la peau de mouton comme leurs paysans. L’influence de ce climat, si peu favorable à la culture de l’esprit, crée aussi au travail matériel des conditions singulièrement difficiles. En agriculture, la brièveté de la saison qui produit les récoltes oblige à faire vite, et, dans la plupart des cas, ne permet pas de faire bien, car précipitation obligée signifie perfectionnement impossible. Les ouvriers des manufactures les quittent dès que les travaux des champs les réclament. Le manufacturier ne peut les retenir, quels que soient ses besoins de bras à cette époque. À son tour, l’ouvrier se trouvera sans emploi à l’entrée de l’hiver, si la manufacture n’a que faire de lui en ce moment. Or les usines à moteur hydraulique sont nécessairement

  1. Lorsque Saint-Pétersbourg fut fondée, les bois de construction et de chauffage, qui y étaient amenés par la Neva, provenaient des bords les plus voisins de ce fleuve ou des rives du lac Ladoga. En 1826, le général du génie Destrème m’assurait qu’à cette époque déjà l’approvisionnement de bois de la capitale lui arrivait des affluens secondaires de la Neva et du lac ; bientôt, ajoutait-il, les bords de ces affluens se trouveraient dépouillés, et il faudrait recourir à des moyens de transport par terre qui accroîtraient les frais et élèveraient peut-être les prix dans une proportion énorme.
  2. En indiquant cet obstacle qui s’oppose au développement de la population en Russie, je suppose, bien entendu, cette population renfermée dans ses frontières naturelles. Les conditions de ce développement varient d’ailleurs en Russie même. Dans les régions du Dnieper et du Volga, où la population est très clairsemée et la terre cultivable surabondante, l’accroissement annuel est de 2 a 3 pour 100, et continuera tant qu’il y aura disproportion entre l’étendue des terres à céréales et le chiffre des habitans. Dans le nord de la Russie, où les hommes sont déjà plus serrés, où le climat est d’ailleurs moins favorable, la progression est beaucoup moins rapide, et ira toujours en se ralentissant.