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menaçante qu’en lui servant de pâture. Pendant plusieurs siècles, leurs souffrances avaient été cruelles ; mais enfin les barbares s’étant divisés, la race slave avait eu un glorieux réveil ; elle était parvenue à les refouler en Asie. Cette victoire remportée sur la barbarie semblait lui marquer désormais son rôle et lui tracer la voie où pouvaient la suivre les sympathies des nations civilisées. Elle eut malheureusement un résultat tout contraire. Rendue à elle-même, la race slave trouva dans son propre sein des germes de division qui devaient décider de son avenir. Dans ce monde rendu à l’indépendance, deux élémens qui s’étaient mis pendant la lutte s’accusèrent et se prononcèrent de plus en plus après le succès. Il y eut la Russie d’une part, la Pologne de l’autre ; il y eut le rit grec et le rit latin. Les Russes restèrent toujours un peu tartares ; les Polonais se croisèrent plutôt avec les races germanique et Scandinave. De là l’origine d’un conflit qui s’envenima et s’étendit durant plusieurs siècles. On sait comment ce conflit se termina, comment la Pologne, plus civilisée que sa rivale, succomba, prise à revers par les puissances allemandes, qu’aveuglait une funeste avidité. Ainsi s’accomplit un partage scandaleux, dans lequel la nation russe s’adjugea la meilleure part, en se réservant de recouvrer par la suite ce qu’elle n’entendait céder que temporairement à ses alliés.

Évidemment c’est du démembrement de la Pologne que date l’influence de la Russie en Occident ; c’est là qu’il faut chercher l’origine de cette audacieuse prétention à une prépotence absolue dont l’aveu et la menace ont enfin averti l’Europe. C’est cette absorption de la Pologne, conquête de la politique plus encore que des armes russes, qui détourna l’empire moscovite de son action légitime sur le nord de l’Asie, et qui, dirigeant sa principale ambition vers l’Occident, l’amena bientôt à considérer le Sund et les Dardanelles comme des issues de lacs russes, dont toutes les côtes et les affluens devaient naturellement lui appartenir. Dès lors la Russie ne s’occupa que de la réalisation de ce plan ; elle prétendit recommencer vers l’occident l’œuvre qu’elle avait accomplie à l’orient, en refoulant les Tartares de position en position, de Kazan, d’Astrakan et de la Crimée en Asie. Toutefois, si les hordes tartares avaient été repoussées en définitive, c’est qu’elles étaient très inférieures en civilisation aux Russes. À l’occident, la situation n’était plus la même, et l’ambition russe rencontrait sur son chemin une civilisation très supérieure.

Le partage de la Pologne n’engageait pas seulement d’ailleurs la Russie dans une voie de lutte contre l’Europe occidentale, il la mettait de plus en désaccord avec le rôle qui semblait résulter pour cet empire de son origine même. C’est ce désaccord qu’il faut signaler à l’attention des Russes ; c’est par leur histoire qu’il faut condamner leur politique. La Russie a eu ses momens d’héroïsme, elle a été appelée