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soupçonnera peut-être Bonnet d’avoir joué au sage et mis plus de philosophie dans ses livres qu’il n’en avait au fond du cœur, d’avoir été soutenu, dans le vide d’une existence si dépouillée, par la vanité ordinaire des esprits systématiques bien plus que par des convictions et des principes, ta besoin, le témoignage de ses contemporains et la tradition qui en est restée répondraient pour lui. Sa conduite politique a été quelquefois accusée par l’esprit de parti, ses systèmes ont été vivement attaqués; mais dans les écrits si passionnés d’alors nous n’avons jamais rencontré la moindre insinuation contre la sincérité de ses sentimens religieux, l’inébranlable sérénité de son âme, la vérité de son caractère et la bonté de son cœur. Pas un murmure ne s’éleva pour contredire de Saussure lorsque, devant ses concitoyens de tous les partis rassemblés pour entendre l’éloge funèbre de Charles Bonnet, il en vint à cet endroit de son discours : « Il fut heureux par la source du plus grand bonheur dont l’homme soit susceptible, celui d’aimer et d’être aimé. Il n’y eut jamais de cœur plus aimant que le sien : les amis de son enfance ont été ceux de sa vieillesse; jamais aucun nuage, aucun trouble n’a terni son amitié ni sa vie domestique. » Un jour George Lesage, autre philosophe d’humeur hardie et très indépendante, l’avertit qu’un Genevois, homme de beaucoup d’esprit, s’apprêtait à faire voir dans l’Essai analytique un fatalisme destructif de la morale et incompatible avec le christianisme, dont Bonnet faisait profession publique. « Quelques personnes de poids, ajoutait Lesage, avaient essayé de détourner l’homme d’esprit de cet infâme projet, en l’assurant de l’indignation publique s’il l’exécutait, mais elles n’avaient encore rien gagné sur son esprit. — Non, mon cher philosophe, répondit Bonnet, cet homme d’esprit ne fera point la critique de mon Essai, il n’en extraira pas des poisons qui n’y sont point, ou s’il le faisait, lui seul serait l’empoisonneur. Je compte assez sur l’estime de ceux dont j’ai l’avantage d’être connu pour n’avoir pas à redouter les interprétations odieuses qu’on voudrait donner à mes principes. Si l’on peut calomnier mon esprit, je me flatte au moins qu’on ne saurait calomnier mon cœur, et j’en appellerais au besoin à ma conduite, qui serait la meilleure apologie... Je suis donc fort tranquille sur cette entreprise vraie ou prétendue, et je ne prendrai à cet égard aucune précaution, parce que je n’en dois prendre aucune. Si la brochure parait, je la lirai, je plaindrai l’auteur, et ne me vengerai qu’en pardonnant, heureux après cela de trouver quelque occasion de le convaincre de la sincérité du pardon et de la vérité de mon christianisme. »

La correspondance entière de Bonnet atteste qu’un tel langage lui il permis. On pouvait tout lui dire, et il pardonnait tout : les