tel ou tel temps telle faculté s’est développée plutôt que telle autre, et quel est l’empire des circonstances ambiantes sur la production des chefs-d’œuvre ou sur la floraison des prairies. Notre curiosité des effets et des causes nous porte incessamment à réunir par une connexion nécessaire des choses qui ne tiennent pas ensemble, ou dont les rapports sont tout autres que nous les concevons. Les faits démentent à chaque instant nos solutions. J’aime bien la liberté, et je la crois dans une certaine harmonie avec tout ce qui est bon et beau ; je ne voudrais pourtant pas affirmer qu’elle fût ce qu’il y a de plus favorable aux lettres et la meilleure nourrice du génie, encore moins dire, avec Béranger, que le plaisir vient d’elle et qu’il veut une patrie. Ce n’est pas non plus dans les âges de foi que l’art religieux s’est élevé le plus haut, et les saints à qui la légende attribue le talent de la peinture n’ont sans doute pas traité les sujets chrétiens aussi bien que Raphaël, qui ne brillait point par la sainteté. Voici un exemple pris fort près de nous, et que je soumets aux meilleurs critiques de notre temps. Je suppose que depuis 1760 jusqu’à nos jours la sculpture eût prospéré à l’exclusion de tous les arts d’imitation, et que nous eussions à citer une pléiade de grands statuaires, mais pas un musicien ; qui de nous hésiterait à dire : Le phénomène n’a rien qui doive étonner ? La sculpture est un art de précision et de mesure ; la beauté de la forme, qu’elle préfère à celle de l’expression, a quelque chose d’arrêté et de géométrique qui pour être perçu ne demande que de l’attention et du coup d’œil. Dans un siècle d’analyse, où l’on n’estime que le positif, où le visible l’emporte sur l’idéal, dans le siècle où Voltaire a tout désenchanté et Laplace tout calculé, la sculpture, qui vient de la sensation et qui y retourne, avait pour elle toutes les chances qui manquaient à cet art profond et vague, où tout est sensibilité intime, effet mystérieux d’imagination, à cet art qui fait rêver l’âme au gré d’un pouvoir inconnu, qui par son indétermination même touche de plus près à l’infini, et qui, plus qu’aucun autre, attend tout de l’inspiration et rien du raisonnement. Conclusion : la philosophie du XVIIIe siècle devait conduire à la décadence de la musique. Rien ne serait plus facile que de commenter ce texte et de donner à cette interprétation des faits une spécieuse évidence. Il n’y a qu’un malheur, c’est que les faits obligent à soutenir tout le contraire. Je n’oserais parler sévèrement de la sculpture contemporaine ; elle a produit des choses que j’admire, mais enfin c’est la musique qui est l’art du siècle. Il est douteux qu’elle se soit élevée jamais à la hauteur qu’elle a de nos jours atteinte, et l’esprit analytique et prosaïque du XVIIIe siècle nous a donné, pour ne rien dire des vivans, Mozart, Cimarosa et Beethoven.
Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/859
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.