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éblouie. Au retour du voyage entrepris sur le continent par Mannion en vue de l’enlèvement qu’il avait projeté, le commis a trouvé mariée à un autre la vaniteuse et coquette jeune fille sur la foi de laquelle reposaient ses plus chères pensées d’avenir. Ce n’est là pourtant que le moindre de ses griefs contre le jeune et heureux rival qui s’est ainsi trouvé sur sa route. Mannion a de plus à poursuivre, contre la famille de Basil, une sorte de vendetta héréditaire. Un jour la vie et l’honneur de son père se sont trouvés à la merci du père de Basil, et le rigide gentilhomme, refusant de sacrifier à la pitié les droits imprescriptibles de la justice, a livré au châtiment le faussaire que, d’un seul mot il pouvait sauver. La flétrissure paternelle est retombée de tout son poids sur la femme et le fils du supplicié. Ce dernier surtout, après avoir vu misérablement périr sa mère, a vainement lutté contre l’injuste préjugé qui l’isolait de toute protection, de toute amitié, de toute confiance. Il n’a pas voulu accepter, — et cela se conçoit, — les secours que lui offrait à titre expiatoire l’auteur même de sa ruine, celui qu’il envisageait comme le meurtrier de son père. Seul, à force d’énergie, de volonté, de talent, il a cru pouvoir emporter de haute lutte les obstacles dressés devant lui ; mais il a trop présumé de ses forces, qui se sont épuisées avant l’heure du triomphe. Il a fallu, repoussé de toutes parts, humilié par mille refus, plier sous l’anathème social ; il a fallu renoncer à un nom flétri, recommencer dans une sphère obscure une existence nouvelle, et plier à un métier vulgaire l’orgueil inséparable de facultés éminentes.

Tels sont les mobiles qui ont poussé Mannion, tels sont les stimulans de sa haine, féconde en machinations habiles. Basil pourtant les ignore au moment où, par un singulier concours d’incidens impossibles à prévoir, il se trouve brusquement en face de ces odieuses trames, jusque-là dissimulées à sa généreuse candeur. On comprend ce qu’elles ont alors de monstrueux pour lui, la rage fébrile qu’elles éveillent dans son âme, l’atroce désir de vengeance qui s’empare de Basil aussitôt qu’une pensée quelconque peut se dégager du premier trouble où l’a jeté sa désastreuse découverte. Au sortir de la maison où il a suivi, sans être aperçu, les deux coupables, l’oreille pleine, encore des paroles qui attestent leur crime, il s’arrête brusquement dans la rue obscure. La voiture de place qui avait amené Mannion et sa complice, renvoyée par lui, vient de s’éloigner. Un silence complet règne autour de lui.

« Dans ce profond silence, dit-il, j’entendis ces mots, prononces à voix basse, mais très distinctement articulés : « Quand cet homme sortira, je le tuerai très certainement ! » Ma pensée, à mon insu, s’était faite parole ; mes lèvres avaient remué sans que j’en eusse conscience. Du reste, pas un moment d’hésitation, nul lâche retour sur moi-même, nul lâche retour sur elle. La douleur même était amortie en mon cœur, amorti le sentiment