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encombrée de bagages ; sous le portail, Cascayot attelait les mules et le Garri à la carriole. Les dames, en habits de voyage, surveillaient le chargement. — Ah ! vous veniez me chercher, dit M. Cazalis ; c’est très bien ; j’aurais dû vous attendre. Peut-être aviez-vous envie de voir la barricade ; dans ce cas, partons vite ; elle n’est pas encore démolie. Nous arriverons à temps. Oh ! c’est un beau coup d’œil !

— Et vous aussi, vous êtes beau à voir, dit la tante ; vous voilà dans un joli état ! Quelle mine de déterré ! pâle comme la mort ! Découcher à votre âge, quelle honte ! J’en ai appris de belles sur vous. Toute une nuit passée au clair de lune avec les ivrognes de Lamanosc. Quelle vie ! Gare les lumbagos ! Et quand ces douleurs vous reprendront, qui vous soignera ? qui vous veillera ? Tante Blandine sans doute, toujours tante Claudine. Fiez-vous-y ! Nous partons. Tirez-vous d’affaire comme vous pourrez. Nous partons. Ce pays n’est plus tenable. Croyez-vous que je puisse encore l’habiter avec votre fille ?

— Sabine ! dit le lieutenant, un fier courage, savez-vous ! C’est la fille d’un soldat.

— Il ne lui manquait plus que vos complimens, répondit la tante avec aigreur. Je m’y attendais ; s’il y a quelque sottise à dire, on n’a qu’à faire venir mon illustre frère. Après le scandale qu’elle a donné hier dans cette bataille, croyez-vous que nous puissions encore rester ici ?… Pour qu’on nous montre du doigt dimanche à l’église, n’est-ce pas ? Oh ! non, oh ! non. De longtemps je n’y remettrai les pieds dans ce Lamanosc, de ma vie peut-être ! Je vous conseille de l’exciter encore à braver toutes les convenances. Il était temps qu’on vous l’enlevât ! Allons, place, place ; ôtez-vous de mon chemin.

La tante était très affairée par ses préparatifs de voyage ; elle ne répondait plus à M. Cazalis, et, montée sur l’échelle, elle empilait les paquets que lui présentait la Zounet, les coussins, les ronds de cuir, les oreillers, les provisions. La carriole était chargée comme une diligence : au-dessus des malles s’étageaient des pyramides de corbeilles, de cabas, des cartons de toute grandeur ; on accrochait encore des paniers sous la voiture, au timon, et la Zounet arrivait avec des douzaines de petits sacs qu’elle entassait dans l’intérieur, et des chaufferettes pour la nuit, des manteaux, des châles, des boîtes, des fioles, des conserves. — C’est donc un voyage de long cours ? disait le lieutenant ; mais d’où sortent tous ces paquets ? Jamais nous ne pourrons tenir quatre dans la voiture. Ah ça ! où allons-nous ? je n’y comprends rien à ce voyage, je m’embarque les yeux fermés. Qu’on m’apporte un tabouret !

Il s’apprêtait à monter, la tante le retint. — C’est-à-dire que je