Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/802

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

partout sous ses mille formes imprévues et capricieuses. Malheureusement c’était l’heure où tout tourne à mal. Avec tout son esprit, son sang-froid, son audace, le maire ne fut bientôt plus qu’un jouet pour cette foule passionnée, mobile, impitoyable dans ses plaisirs, avide d’émotions et de bouffonneries. On s’amusait de lui ; il n’était plus qu’un acteur en scène, le seul qui sût encore bien tenir son rôle dans cette grande débâcle de la tragédie. On l’excitait, on le provoquait, on l’exaspérait à plaisir ; il réussissait encore à mettre les rieurs de son côté, mais c’était tout.

Qu’était devenu ce parti de la paix qui s’était montré si fort, si uni à l’arrivée de la farandole ? Sur tous les points, on le voyait mollir et faiblir, lâcher pied. Déjà ces modérés ne songent plus qu’à donner des gages à l’émeute, ils lui livrent ses victimes ; ils ont sifflé les acteurs après avoir essayé vainement de les défendre, ils vont abandonner leur maire ; débordés, entraînés, ils ont hâte de s’effacer, de se mêler aux mutins ; ils ouvrent leurs rangs, la sédition passe et les emporte, le vertige les gagne. Toute cette foule ondule et moutonne ; ses vagues houleuses se soulèvent et refluent de tous côtés ; l’émeute est dans l’air. Voilà les sages qui s’affolent et les prudens qui deviennent téméraires ; tous les esprits s’enfièvrent, et les têtes les plus calmes dansent la danse de Saint-Guy ; c’est une ardeur de licence que rien n’égale, contagieuse et soudaine, — un appétit d’indiscipline violent, fantasque, capricieux et vague, qui se prend à tout, que le succès enflamme, que la résistance exaspère. Chacun frappe devant soi au hasard, pour frapper ; on crie pour crier, on détruit pour détruire ; les buveurs brisent leurs bouteilles et renversent leurs tables, les spectateurs cassent leurs bancs, arrachent les arbres, les palissades, les gazons. De l’amphithéâtre au chemin, en quelques secondes tout sera bientôt mis à sac avec une rage joyeuse, et les acteurs eux-mêmes se mettront de la partie.

Un cavalier arrivait ventre à terre. — Voici mes gendarmes, dit le maire, nous sommes sauvés. — C’était bien l’estafette, mais de brigades point. Toute la gendarmerie disponible avait été expédiée en grande hâte à Ronquerolles, qui faisait aussi sa révolution. Le maire se leva brusquement, et dans ce mouvement, son écharpe desserrée se dénoua et vint s’enrouler dans ses jambes. Une voix cria au premier rang en provençal : — Eh ! l’ancien, tu perds ta sous-ventrière. — C’était Sambin qui prenait sa revanche, et pour cette facétie il fut bruyamment applaudi, non-seulement par les siens, mais encore par les gens de Lamanosc, par les plus pacifiques. Ces modérés acclamèrent Sambin, comme ils avaient hué les acteurs, d’abord par faiblesse, tous bientôt par entraînement. A son tour, le maire était sacrifié ; le théâtre était criblé de pierres, de melons,