Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/799

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’irrita, il força ses effets. C’est ainsi que, pour frapper un grand coup, il s’avisa de répéter trois fois cet hémistiche de Voltaire : « Non, tu n’es pas Brutus ! » Cela fut très bien dit : c’était exagéré, mais en situation après tout, et, quand on avait applaudi le sextuor de Cayolis, il n’y avait pas à s’irriter de cette innovation du caporal ; mais tout prenait une tournure singulière dans ce deuxième acte, un destin ironique semblait pousser les choses à contre-sens. On hua Robin, et lorsqu’il répéta pour la quatrième fois : « Non, tu n’es pas Brutus, » on crut que la mémoire lui faisait défaut, et des rires violens éclatèrent de tous côtés. — Assez ! assez ! crièrent quelques voix. Des coups de sifflet retentirent. Robin, par bravade, recommença tout le monologue ; il voulait combattre et vaincre son public ; les injures, les colères de la foule l’exaltaient. Sans ménager ses forces, exaspéré, en délire, il courait comme une bête fauve sur le devant de la scène, le poil hérissé, les yeux hagards, sanglans, l’écume aux lèvres ; ses cris, ses rugissemens dominaient les sifflets, les huées, les ricanemens, les applaudissemens ironiques. Tout à coup il fut pris d’une défaillance subite, il sentit sa mémoire s’obscurcir et sa voix s’étrangler. Épuisé, haletant, il fit un dernier effort, désespéré, inutile, et, sans achever son monologue, il prit la fuite, poursuivi par des risées furieuses.

Au plus fort de ce tumulte survint le sergent Tistet ; d’un pas mesuré, il s’avança jusqu’au milieu du théâtre, et là, s’arrêtant sec, il ouvrit les bras pour prononcer ce vers de son rôle :

Je t’embrasse, Brutus, pour la dernière fois.


Mais il n’y avait pas de Brutus à embrasser, et personne ne se jeta dans les bras du sergent. Tistet restait dans cette attitude, les bras en l’air, attendant Robin pour le presser sur son cœur, et comme il répétait de nouveau : « Je t’embrasse, Brutus, » on se mit à lui crier de tous côtés : — Mais embrasse-le donc, ton Brutus ! embrasse-le. Tistet leur répondit avec le plus grand sang-froid : — Messieurs, il ne vient pas, tant pis pour lui ! — Et, se croisant les bras derrière le dos, il continua sa déclamation, comme si le caporal se fût trouvé à ses côtés pour lui répondre.

Cette tirade fut récitée d’une manière irréprochable, en douze temps, la tête fixe, et le sergent méritait des éloges pour sa belle tenue. Peu s’en fallut pourtant qu’il ne fût sifflé. Le public demandait toujours le caporal. Sans s’inquiéter de ces rumeurs, Tistet dialoguait tranquillement avec son Brutus invisible. Brusquement il se sentit saisi par le bras. C’était Robin qui sortait de la coulisse ; il entraîna le sergent jusqu’au trou du souffleur, et de là, lui montrant la foule, il se mit à hurler en crispant les poings :