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l’instinct musical de ce peuple artiste, amoureux du beau langage. Comme ils écoutaient tous ! avec quel intérêt, quelle obstination ! souvent sans bien saisir le sens précis des mots, des idées, des tournures, mais s’ingéniant, devinant, s’excitant l’esprit pour pénétrer cette langue française qu’ils ne comprenaient qu’à demi ; lutte vive et féconde ! Le français pour eux, c’était la langue de la science, la science même, la vie supérieure qui les sollicitait et les attirait : avide désir de connaître, curiosité vierge que rien n’a lassée ni trompée, mouvemens libres et sincères ; ascension des esprits montant et s’élevant de toutes leurs forces, comme ces plantes semées à l’ombre et qui cherchent la lumière.


III.

La toile était tombée au milieu des applaudissemens de la foule.

— Eh bien ! cette fois êtes-vous content, monsieur l’alarmiste ? dit le lieutenant. Que craignez-vous encore ?

— La journée n’est pas encore finie, dit le maire, j’aurais dû garder les joies pour l’entr’acte. Bast, je m’en vais supprimer l’entr’acte. Ah ! si j’avais mes brigades !

Il manda Tistet et lui donna l’ordre de ramener les acteurs sur la scène. — Impossible, répondit le sergent ; tous les acteurs sont à se rafraîchir chez Triadou qui leur offre un punch, et moi-même je serais avec eux s’il n’était arrivé un malheur dans mes machines ; un décor vient de tomber sur le général Pompée. Tout est brisé jusqu’au socle. — Cette statue de Pompée sortait de la fabrique d’Espérit. Le terrailler l’avait façonnée en terre glaise ; après l’avoir enduite de son plus beau vernis, il l’avait fait cuire au four. Cette grande poterie s’était fendue de la tête aux pieds, mais les draperies du costume dissimulaient assez habilement les lézardes ainsi que les maladresses du moulage, et le sergent Tistet lui trouvait une tournure très militaire. — Comment remplacer le général ? dit-il au maire ; où trouver un autre Pompée dans Lamanosc ?

— Eh bien ! qu’on supprime la statue !

— Jamais ! jamais ! dit le sergent, je ne le souffrirai pas ; c’est devant Pompée que nous devons jurer la mort de César ; pas de statue, pas de tragédie.

Il y avait dans l’escalier de la mairie un Apollon du Belvédère en plâtre ; il fut décidé qu’on l’habillerait en Pompée. Espérit et Tistet se chargèrent du transport, et le maire les accompagna pour procéder légalement à l’enlèvement de l’Apollon. Toutes ces formalités prirent du temps ; lorsque Marius revint à l’amphithéâtre, les groupes ennemis étaient déjà en présence, préludant par des provocations