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sauter les petits enfans sur leurs genoux. Tous les spectateurs battaient des mains. — Bravo, bravo ! criait le lieutenant, et pour applaudir, il faisait danser son sabre dans le fourreau ; les gendarmes l’imitaient bruyamment. — Vois donc, Sabine, quelle fière mine a notre Sendric, quel air de franchise ! — Sabine, confuse et joyeuse, se retirait au fond de la loge, derrière les colonnes de feuillage, comme si tous les yeux de la foule se fussent portés sur elle.

— Eh bien ! l’ami Tirart, répétait M. Cazalis, comme nous marchons ! Dirait-on jamais que ce sont là des paysans ? Mais qu’avez-vous ? qu’avez-vous donc, notre maire ? Vous êtes inquiet, chagrin ; vous ne tenez pas en place : que se passe-t-il ?

Le maire Tirart était en grand souci. Il y avait là, à l’angle de l’amphithéâtre, quelques groupes de jeunes gens étrangers, isolés de la foule par la ligne de charrettes qui leur servaient de gradins. Ces jeunes gens étaient tous de Lardeyron, village ennemi de Lamanosc. C’était la première fois qu’ils revenaient à Lamanosc depuis la grande bataille qui s’était livrée en 1833 ; ils se tenaient à l’écart, en silence, mais leur attitude n’avait rien de provoquant. — Cette grande sagesse m’effraie, disait le maire ; je n’en augure rien de bon. — Et par prudence il envoya une estafette à la ville pour demander deux brigades de renfort.

— Mais applaudissez donc, disait M. Cazalis. Qu’avez-vous à toujours regarder votre montre ? Voyez comme nos acteurs sont bien en scène !

— Cet Espérit, dit Marins, cet Espérit avec sa tragédie !

— Elle ne vous plaît pas ? Vous êtes difficile. Moi, qui ai vu jouer Talma devant l’empereur, je vous jure que je suis fort content.

— Mais voyez donc, dit le maire en étendant le bras du côté des charrettes de Lardeyron. Ils ne se quittent pas. Quatre-vingt-huit ! Je les ai bien comptés. Je crains une rixe terrible. Je n’aurai mes brigades que dans une beure au plus tôt, et d’ici là, que faire si le feu prend aux poudres ? Mes cantonniers sont sénateurs. Quatre gendarmes qui sont sur les dents, un garde champêtre qui n’a qu’un bras, un forestier qui est ivre, — en cas d’émeute, voilà une belle armée pour le maire Tirart !.. Cet Espérit !..

— Tout s’arrangera, dit le lieutenant. Je ne crois pas à ces haines de village à village. Comment pouvez-vous avoir de pareils préjugés ? Vous n’êtes donc pas partisan du progrès ? Voici Dolabella qui entre en scène ; il a fort bonne mine en Romain, ce maître Cayolis. Bien dit ce premier vers. Voilà une marché de sénateurs très remarquable, très bien réglée ; le sergent Tistet s’est surpassé.

— Ah ! si j’avais mes trois brigades ! disait le maire ; cet Espérit, cet Espérit avec ses almanachs !…