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assouvie. Le Christ était sorti de son sein, et pour rester fidèle à son principe, Israël devait le crucifier. Le christianisme était son épanouissement naturel, et il devait le repousser. Chassé du giron de sa mère, ce fils devait grandir contre elle et marcher sans elle aux destinées qui l’attendaient. Saint Paul a exprimé avec l’énergie de son fougueux génie cette situation, la plus extraordinaire que l’histoire religieuse du monde ait présentée.

Arrêtons-nous sur le seuil de cette mystérieuse apparition, en laquelle se résume toute la vie d’Israël. Les religions ne meurent ni n’abdiquent, et le judaïsme, après avoir produit son fruit, devait continuer à travers les siècles sa longue et tenace existence. Seulement l’esprit de vie est désormais sorti de lui ; son histoire est belle et curieuse encore, mais c’est l’histoire d’une secte, ce n’est plus par excellence l’histoire de la religion. Que si en terminant nous nous posons cette question : Israël a-t-il rempli sa vocation ? a-t-il gardé dans la grande mêlée des peuples le poste qui lui fut primitivement confié ? Oui, répondrons-nous sans hésiter. Israël a été la tige sur laquelle s’est greffée la foi du genre humain. Nul peuple autant qu’Israël n’a pris sa destinée au sérieux ; nul n’a senti si vivement ses joies et ses douleurs de nation ; nul n’a plus vécu pour une idée. Israël a vaincu le temps et usé tous ses oppresseurs. Le jour où une fausse nouvelle fit célébrer un an trop tôt la prise de Sébastopol, un vieux Juif de Pologne, qui passe ses journées à la Bibliothèque impériale, plongé dans la lecture des manuscrits poudreux de sa nation, m’aborda en me citant ce passage d’Isaïe : « Elle est tombée, elle est tombée, Babylone !… » La victoire des alliés n’était à ses yeux que le châtiment des violences exercées contre ses coreligionnaires par celui qu’il appelait le Nabuchodonosor et l’Antiochus de notre temps. Je crus voir devant moi, dans ce triste vieillard, le génie vivant de ce peuple indestructible. Il a battu des mains sur toutes les ruines ; persécuté par tous, il a été vengé de tous : il ne lui a fallu pour cela qu’une seule chose, mais une chose que l’homme ne se donne pas à lui-même, durer. C’est par là qu’il a réalisé les plus hardies prédictions de ses prophètes : le monde qui l’a méprisé est venu à lui ; Jérusalem est vraiment à l’heure présente « une maison de prière pour toutes les nations. » Egalement vénérée du juif, du chrétien, du musulman, elle est la ville sainte de quatre cents millions d’hommes, et la prophétie de Zacharie s’est vérifiée à la lettre : « En ce temps-là, dix hommes s’attacheront au pan de l’habit d’un Juif, en lui disant : Nous irons avec vous, car nous avons entendu dire que le Seigneur est avec vous ! »


ERNEST RENAN.