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camps, un troisième parti, celui des étrangers et de leurs fils, plus nombreux et plus menaçant, prêtant tour à tour aux uns et aux autres l’appui de sa force et de son ambition. Cette tempête, pour souiller dans un verre d’eau, n’en eut pas moins de sérieuses conséquences. Qu’il me suffise de dire ici que Bonnet et ses amis succombèrent dans la lutte malgré l’intervention et peut-être à cause de l’intervention des cantons et de la France, et que l’aristocratie, c’est-à-dire la magistrature genevoise, humiliée par les bourgeois, tomba pour un temps dans la dépendance de ses adversaires, qui lui firent assez durement sentir son humiliation pour qu’elle cherchât bientôt à s’y soustraire aux dépens de la paix publique.

Dans ces graves conjonctures, Bonnet, membre des conseils, fit entendre sa voix en plus d’une occasion: la dernière fois, ce fut pour déposer des fonctions qu’il ne se croyait plus permis de conserver après la chute d’une constitution qui, dans sa conviction profonde, avait fait le bonheur de la république. L’illustre aveugle commença son discours par une réflexion religieuse, écho des graves pensées qui l’occupaient alors : « Il est un temps marqué dans les décrets de l’ancien des jours pour l’élévation et l’abaissement des états, pour la prospérité et l’adversité des peuples. Les causes qui doivent opérer cette révolution, que l’histoire consacre dans ses annales, ont été ménagées de loin par cette intelligence adorable, pour qui le passé, le présent et l’avenir ne sont qu’un instant, qui ne prévoit pas l’avenir, mais qui le voit, qui ne prépare pas dans les temps, mais qui a préparé de toute éternité les destinées des états. » En terminant, Charles Bonnet supplia ses collègues de le rendre à la liberté et à ses travaux : « En me soumettant avec la plus profonde résignation à tout ce que la Providence juge à propos d’ordonner de moi, et en me condamnant à la vie de l’homme privé, je ne me condamne pas à une honteuse oisiveté qu’on aurait justement à me reprocher. Me sera-t-il permis de le dire ici? Je crois avoir payé à la société mon petit contingent, un contingent proportionné à ma faible portée. Vos seigneuries feront de moi un beaucoup meilleur emploi en me laissant dans mon cabinet : j’y servirai plus utilement ma patrie que je ne le ferais dans le conseil. J’ai entrepris des recherches sur la matière la plus importante de toutes celles qui peuvent occuper un philosophe, je parle de cette religion dont le sentiment s’affaiblit trop parmi nous. Si la faiblesse de ma santé me permet d’achever cet ouvrage, je le consacrerai à l’utilité de la patrie et à celle du public. »

Tous ses amis du dehors apprirent sa retraite avec une satisfaction qu’ils ne lui cachèrent pas, au risque de blesser ses sentimens patriotiques. Par le fait, il était moins qu’on ne le croyait absorbé par les préoccupations politiques. Il n’avait jamais perdu de vue les