Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/75

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de curiosité. Je serais bien fâché qu’elles vous missent en dispute avec M. Buffon. C’est mon intime ami. C’est sans prévention que je le regarde comme le plus beau génie, l’esprit le plus sublime, le plus net, le plus métaphysique, qui voit et saisit le mieux les choses dans le grand et dans l’ensemble, et qui excelle à généraliser les idées, — comme l’écrivain le plus éloquent et le plus clair qu’il y ait aujourd’hui en France; mais je voudrais (et je le lui ai dit) qu’il se livrât moins à sa riche imagination et qu’il fût moins ambitieux d’être chef de secte. » On voit que le président n’était pas très rassuré, et en effet Buffon, troublé dans ses molécules, fut toujours de glace pour Bonnet; il ne lui pardonnait pas sa contradiction. Cependant il faut dire, à la louange des deux concurrens, que ni l’un ni l’autre ils ne firent de leurs divergences en cette matière un sujet de querelle, de dispute et de ressentimens à traîner avec éclat devant le public. Il y eut même échange de courtoisies entre les deux savans, Bonnet faisant les avances, Buffon, il est vrai, n’y répondant pas toujours et gardant ses préventions[1].

Encore un mot sur ce livre des Corps organisés. En France, la circonspection des censeurs royaux jugea utile d’en interdire le débit. On ne le croirait pas, si M. de Malesherbes lui-même, un peu honteux, n’avait écrit de sa main au correspondant de l’Académie des Sciences pour annoncer cette décision adoucie par quelques exceptions. « Votre ouvrage, monsieur, disait-il, a été examiné par les censeurs commis à cet effet, et ils ont pensé qu’il ne devait pas être permis en France; mais cela n’empêche pas qu’on ne laisse parvenir à leur destination le petit nombre d’exemplaires que vous destinez aux savans avec lesquels vous êtes en relation. On en laissera aussi entrer un petit nombre que le libraire vendra pour son compte, en justifiant du nom des personnes à qui il les aura fournis. La délicatesse des matières traitées dans un ouvrage de métaphysique peut

  1. De ces préventions, il en est une qu’on ne peut s’empêcher de trouver peu digne d’un si noble génie. Les grands hommes ne devraient pas croire aux petitesses, encore moins en imaginer. « M. de Buffon (raconte Bonnet) disait un jour à feu M. Philibert Cramer, qui me l’avait rapporté, qu’il présumait que j’avais été excité à le critiquer parce qu’il avait attribué à Leuwenhoëk la découverte de la génération des pucerons, que je croyais m’appartenir. Le meilleur de la chose est que lorsque je relevais M. de Buffon dans les Considérations sur les corps organisés, j’ignorais entièrement qu’il eût fait ce cadeau à l’observateur hollandais, et à l’heure que je vous écris, j’ignore encore dans quel endroit de son Histoire naturelle se trouve cet article singulier sur les pucerons. Il est au moins bien certain que Leuwenhoëk ne s’était point assuré par des expériences que ces petits insectes multipliaient sans accouplement : il n’avait eu là-dessus que de pures conjectures, comme l’a remarqué M. de Réaumur dans ses Mémoires sur les Insectes. M. de Buffon s’était donc fort trompé sur ce sujet, et il ne se trompait pas moins assurément sur le motif secret qu’il prêtait à ma critique, et qui contrastait autant avec mon caractère qu’avec les sentimens qu’il m’avait lui-même témoignés. »