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aurions chéri ce fou, s’il n’avait pas été faux frère ! écrivait Voltaire à Damilaville le 30 juillet 1762. Et qu’il a été un grand sot d’injurier les seuls hommes qui pouvaient lui pardonner ! »

Décrété de prise de corps, Rousseau voulait, dit-il, aller en prison et comparaître devant le parlement. Ses amis et ses protecteurs, le duc et la duchesse de Luxembourg, M. de Malesherbes, s’y opposèrent. Rousseau prétend qu’ils craignaient d’être compromis par ses réponses. Par générosité donc, il se décida à fuir, à quitter la France, et cette résolution soulagea, dit-il, tout le monde. Le duc et la duchesse de Luxembourg s’empressèrent de lui procurer les moyens de partir ; le duc l’aida à emporter de sa maison de Montmorency au château tous ses papiers, à en faire le triage et à brûler les moins importans, il lui donna un cabriolet de poste. L’arrêt de prise de corps fut prononcé par le parlement à midi ; Rousseau ne quitta Montmorency qu’à quatre heures. Les huissiers envoyés par le parlement auraient donc pu le trouver, mais ils allaient lentement, comme gens qui ne se souciaient guère de prendre leur prisonnier. « Entre La Barre et Montmorency, dit Rousseau, je rencontrai dans un carrosse de remise quatre hommes en noir qui me saluèrent en souriant. Sur ce que Thérèse m’a rapporté dans la suite de la figure des huissiers, de l’heure de leur arrivée et de la façon dont ils se comportèrent, je n’ai point, douté que ce ne fussent eux. » Je n’en doute point non plus, surtout au salut. Rien ne nous paraît plus étrange aujourd’hui que des huissiers qui reconnaissent leur prisonnier, et qui le saluent au lieu de l’arrêter. Cette facilité était l’effet de l’esprit du temps et le témoignage de la complicité universelle. En haut comme en bas, tout le monde, au XVIIIe siècle, cédait à l’ascendant des idées nouvelles. M. de Malesherbes, le directeur général de la librairie, corrigeait lui-même les épreuves de l’Émile, et les huissiers du parlement saluaient l’auteur qu’ils étaient chargés d’arrêter. Comme chacun avait le désir et l’espoir d’un nouvel ordre social que chacun se peignait en beau, personne ne songeait à soutenir sincèrement l’ancien ordre social. Ses défenseurs officieux se contentaient de sauver les apparences : ils faisaient faction sur les remparts, mais ils se gardaient bien de tirer sur ceux qui venaient attaquer la forteresse. C’est de cette manière aussi bien que fut défendue la Bastille, si j’en crois les meilleurs témoins de l’événement. La défense matérielle ne fut pas plus énergique que la défense morale. Les soldats de la Bastille, de même que les défenseurs de l’ancien ordre social, ne croyaient plus au bon droit de leur forteresse. Ce manque de foi énervait les armes et les bras. Tout ce qui défendait l’ancienne monarchie, tout ce qui avait encore un air formidable s’adoucissait par une sorte d’amollissement général. Il y avait encore des dehors de persécution, il