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entre l’état de maladie et l’état de santé est pour ainsi dire le degré du mal et la distance de la modération à l’accès. C’est ainsi que nous voyons Rousseau, même quand il a recouvré la raison, retomber encore dans les soupçons, et craindre je ne sais quelles embûches de la part des imprimeurs et des libraires de l’Émile, jusqu’à ce qu’enfin l’Émile soit publié. Alors Rousseau, reconnaissant non plus seulement qu’il a été malade, mais qu’il a été à grand tort soupçonneux et défiant, écrit le 30 mai 1762 à son ami de Genève, M. Moultou : « Enfin mon livre paraît depuis quelques jours, et il est parfaitement prouvé par l’événement que j’ai payé les soins officieux d’un honnête homme des soupçons les plus odieux. Je ne me consolerai jamais d’une ingratitude aussi noire, et je porte au fond de mon cœur le poids d’un remords qui ne me quittera plus. « Heureux, si seulement ce remords lui avait servi d’avertissement contre son caractère, et de préservatif contre sa maladie !

Après le complot imaginaire contre l’impression de l’Émile, qui avait tant tourmenté Rousseau, vint l’orage contre la publication. Le livre fut déclaré par le parlement impie et blasphématoire ; il fut lacéré et brûlé en la cour du palais, et l’auteur lui-même, décrété de prise de corps, n’échappa à la prison que par la fuite. Nous avons peine aujourd’hui à comprendre un pareil orage contre l’Émile. L’ouvrage de Rousseau, comparé à beaucoup d’autres livres du siècle, est un retour aux sentimens religieux. Il combat l’impiété, il défend la cause de Dieu et de l’immortalité de l’âme, il rend hommage au christianisme. Il n’est, il est vrai, d’aucune église, mais il prêche les bons et grands sentimens qui sont nécessaires à toutes les églises. Comment donc un pareil livre fut-il accusé et condamné, quand tant d’autres plus coupables et plus pernicieux étaient épargnés ? L’histoire du temps peut seule nous expliquer cette énigme.

C’était en 1762, au moment de la lutte entre les jésuites et les parlemens. Dans cette lutte, les jésuites succombèrent, et le 6 août le parlement prononça la dissolution de la société des jésuites ; mais pour frapper les jésuites, qui, aux yeux de beaucoup de personnes, défendaient la cause de la religion et de l’église, le parlement croyait nécessaire de témoigner hautement de son attachement à la religion et à l’église. Il tenait à montrer qu’il était meilleur chrétien que les jésuites, et la publication de l’Émile, qui n’était un ouvrage religieux que pour les impies, tandis qu’il était un ouvrage impie pour les vrais chrétiens, devenait une occasion de faire acte de zèle pour la religion. De là cet empressement à accuser et à condamner le livre et l’auteur. L’arrêt contre l’Émile et contre Rousseau est du 9 juin 1762, et l’arrêt contre la société de Jésus est du 9 août. L’un était la préface et l’autorisation de l’autre.

Rousseau ne comprenait rien à cette tactique, et quand on lui