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retarder l’impression jusqu’alors, dans le dessein de tronquer ; d’altérer mon ouvrage et de me prêter, pour remplir leurs vues, des sentimens différens des miens. Il est étonnant quelle foule de faits et de circonstances vint dans mon esprit se calquer sur cette folie et lui donner un air de vraisemblance, — que dis-je ? m’y montrer l’évidence et la démonstration[1]. »

Voilà une véritable clinique de la maladie de Rousseau faite par lui-même. Cette disposition à prendre ombrage de tout, à grouper les circonstances les plus insignifiantes et à les rapporter à je ne sais quel complot imaginaire, cette sagacité maladive de l’esprit qui fait qu’il interprète tout en mal, cette clairvoyance dans le faux, cette promptitude de conjectures, ce don de produire autour de soi un mirage fatal et de vivre dans le milieu qu’on a créé comme dans la réalité, tels sont les traits principaux de ce délire mélancolique qui remplit la fin de la vie de Rousseau, et dont nous trouvons ici le premier accès. Quand il écrivait le livre XI des Confessions, Rousseau était dans un moment lucide ; il avouait sa maladie en la racontant, il était à la fois l’observateur et le sujet de l’observation, le médecin et le malade. Plus tard, en révisant son manuscrit, comme la maladie ne lui laissait plus de trêve, il eut soin d’ajouter en note qu’il n’était pas malade, que ses soupçons étaient justes, et qu’il était véritablement victime d’un affreux complot et non point de son imagination. — Que croirons-nous, le récit du livre XI des Confessions, qui est le récit du médecin, ou la note de la révision, qui est la note du malade ? Nous retrouvons dans sa correspondance de 1761 les mêmes traits de maladie et les mêmes aveux de folie. Nous pouvons même y suivre de plus près ses rapides passages du délire à la raison, de la maladie à l’observation et au repentir. Tantôt il est tout entier à ses soupçons : « … Mon livre est perdu, écrit-il à Mme la duchesse de Luxembourg le 15 décembre 1761 ; je ne doute nullement que les jésuites ne s’en soient emparés avec le projet de ne point le laisser paraître de mon vivant… et d’en substituer un autre après ma mort… Il faudrait un mémoire pour vous exposer les raisons que j’ai de penser ainsi. Ce qu’il y a de très sûr au moins, c’est que le libraire n’imprime ni ne veut imprimer, qu’il a trompé M. de Malesberbes, qu’il vous trompera, et qu’il se moque de moi avec l’impudence d’un coquin qui n’a pas peur et qui se sent bien soutenu. » Tantôt il reconnaît son aveuglement, sa folie, et dans son chagrin il va jusqu’à vouloir se tuer, si bien que nous retrouvons ici cette pensée du suicide qui a fini par le perdre. « C’en est fait, cher Moultou, écrit-il le 23 décembre 1761 à un de ses amis de Genève, nous ne nous reverrons

  1. Confessions, livre XI.