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cette société frivole et amusante qu’il voyait malgré lui, mais il jouait de malheur. Par exemple, il avait un chien qu’il aimait beaucoup et qu’il appelait Duc ; une fois devenu, à Montmorency, le familier de M. le duc et de Mme la duchesse de Luxembourg et le commensal des grands seigneurs, il débaptisa son chien et l’appela Turc. C’était, croyait-il, une attention polie ; par malheur, un des jeunes seigneurs de la société de Mme de Luxembourg, le marquis de Villeroy, l’apprit et en fit l’histoire en plein souper devant Rousseau, qui ne sut que dire, et qui comprit trop tard « que ce qu’il y avait d’offensant pour le nom de duc dans cette histoire n’était pas tant de l’avoir donné à son chien que de le lui avoir ôté. » À ces petits tracas, que grossissait l’imagination de Rousseau, vinrent bientôt se joindre les soucis que lui causa l’impression de l’Émile.

Ici je dois m’arrêter un instant. Les soucis que causa à Rousseau l’impression de l’Émile ont une grande importance dans sa vie, car c’est à ce moment et à ce propos qu’il ressentit la première atteinte de la triste et fatale manie qui le tourmenta le reste de sa vie et l’obséda chaque jour davantage. Cette première fois, il reconnut et il s’avoua sa maladie, n’étant pas encore assez mal pour n’avoir plus conscience de lui-même.

Personne n’a mieux défini sa maladie que Rousseau lui-même. Il y avait quelques retards dans l’impression de l’Émile. Ces retards excitaient les ombrages de Rousseau. » Plus j’avais à cœur, dit-il, la publication de mon dernier et meilleur ouvrage, plus je me tourmentais à chercher ce qui pouvait l’accrocher, et, toujours portant tout à l’extrême, dans la suspension de l’impression du livre j’en croyais voir la suppression… J’écrivais lettres sur lettres à l’imprimeur Guy, à M. de Malesherbes[1], à Mme de Luxembourg, et les réponses ne venant point, ou ne venant pas quand je les attendais, je me troublais entièrement ; je délirais. Malheureusement j’appris dans le même temps que le père Griffet, jésuite, avait parlé de l’Émile et en avait même rapporté des passages. À l’instant, mon imagination part comme un éclair et me dévoile tout le mystère d’iniquité : j’en vis la marche aussi clairement, aussi sûrement que si elle m’eût été révélée. Je me figurai que les jésuites, furieux du ton méprisant sur lequel j’avais parlé des collèges, s’étaient emparés de mon ouvrage, que c’étaient eux qui en accrochaient l’édition,… que, prévoyant ma mort prochaine, dont je ne doutais pas, ils voulaient

  1. M. de Malesherbes, qui était alors chargé de la direction de l’imprimerie et de la librairie, était grand partisan de Rousseau. Il avait fait lui-même le traité de Rousseau avec le libraire Duchesne pour l’impression de l’Émile, et il en corrigeait les épreuves. Nous reviendrons sur les relations de Rousseau avec Mme de Malesherbes et sur M. de Malesherbes lui-même.