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40,000 livres de rente en bénéfices. C’était pour cela que sa famille lui avait trouvé une vocation pour l’état ecclésiastique. Il faisait au séminaire des chansons impies et libertines, il y lit même son conte d’Aline, reine de Golconde, qui est un assez joli conte, dans le genre de ceux de Voltaire, mais peu édifiant. La société du XVIIIe siècle n’était pas difficile en fait de vocations ecclésiastiques ; elle trouva cependant que M. de Boufflers avait beaucoup trop peu ce qu’il fallait à un abbé en passe de devenir évêque. Il troqua donc le petit collet d’abbé contre la croix de Malte, ce qui lui permettait de garder ses bénéfices et de se livrer librement à ses goûts de plaisir et de guerre. À prendre les choses sévèrement, le chevalier de Malte aurait dû aussi s’assujettir à certains devoirs ; mais l’usage sur ce point avait aboli la règle. Voilà M. l’abbé de Boufflers devenu le chevalier de Boufflers, et c’est en cette qualité qu’il fit la campagne de 1762. Il fut au camp aussi fou et aussi gai qu’il l’était au séminaire ; mais il y avait le scandale de moins, et le scandale avait été si gros, que le monde lui sut gré de l’avoir ôté. De plus, il était brave ; il faisait de jolis vers, disait des mots piquans ou aimables, et se permettait tout. Après la guerre, il voyagea en Suisse, et comme entre autres talens il avait celui de peindre joliment, il se donna pour peintre, et dans toutes les villes où il passait, « il faisait, dit Grimm, le portrait des principaux habitans et surtout des plus jolies femmes. Les séances n’étaient pas ennuyeuses ; des chansons, des vers, cent contes pour rire égayaient les visages que le peintre crayonnait, et pour achever de se faire la réputation d’un homme unique, il ne prenait qu’un petit écu par portrait ; mais lorsqu’arrivé à Genève, il voulut reprendre son véritable nom, peu s’en fallut qu’on ne le regardât comme un aventurier[1]. »

L’auteur d’Aline écrivît des lettres sur la Suisse, et Grimm en cite quelques pensées qu’il admire plus qu’elles ne valent, non que le tour parfois n’en soit vif et plaisant. Ainsi il dit quelque part dans ces lettres : « Les princes ont plus besoin d’être divertis qu’adorés ; il n’y a que Dieu qui ait un assez grand fonds de gaieté pour ne pas s’ennuyer de tous les hommages qu’on lui rend. » La pointe d’impiété qu’il y a dans cette saillie pouvait la relever aux yeux des philosophes : à vrai dire, ce n’est qu’une plaisanterie bien tournée ; le tour était beaucoup au XVIIIe siècle. Le mérite d’un mot, d’une plaisanterie, d’un conte était tout entier dans son tour. De ce côté, rien ne ressemble si peu que nos contes d’aujourd’hui à ce qui s’appelait un conte dans les salons du XVIIIe siècle. Le conte aujourd’hui est un petit roman, il est fait pour les lecteurs ; il peut donc se développer et prendre ses aises. Le conte des salons du XVIIIe siècle est vif

  1. Correspondance de Grimm, tome IV, page 167.