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Ce défaut d’expérience du monde n’éclatait pas seulement avec M. et Mme de Luxembourg. Pendant que Rousseau était à Montmorency, le prince de Conti lui fit deux visites que Rousseau célèbre fort dans ses Confessions, et il joua aux échecs avec lui. » Je savais, dit Rousseau, qu’il gagnait le chevalier de Lorency, qui était plus fort que moi. Cependant, malgré les signes et les grimaces du chevalier et des assistans, que je ne fis pas semblant de voir, je gagnai les deux parties que nous jouâmes. En finissant, je lui dis d’un ton respectueux, mais grave : Monseigneur, j’honore trop votre altesse sérénissime pour ne pas la gagner toujours aux échecs. » Rousseau ajoute que le prince de Conti ne se fâcha pas du moi, et que, quelque temps après, il lui envoya à plusieurs reprises du gibier, que Rousseau finit par refuser dans une lettre à la fois impolie et déclamatoire. Rousseau, dans ses Confessions, se reproche ce refus. « Refuser des présens en gibier d’un prince du sang, dit-il, qui de plus met tant d’honnêteté dans l’envoi, est moins la délicatesse d’un homme fier qui veut conserver son indépendance que la rusticité d’un malappris qui se méconnaît. » Rousseau a raison ; mais le malappris, selon moi, avait commencé, quand il avait dit au prince de Conti qu’il le respectait trop pour ne pas toujours le gagner aux échecs. Pourquoi cette impertinence contre l’entourage du prince, et particulièrement contre le chevalier de Lorency, à qui, dans sa correspondance, Rousseau écrit avec affection ? Je ne crois donc pas au mot de Rousseau ; c’est un de ces mots qu’il trouvait après coup, qu’il aurait voulu avoir dit, qu’il croit même cette fois avoir dit, et qui n’est qu’une rusticité déclamatoire. Je suis persuadé que Rousseau, grand amateur des échecs, a joué fort simplement avec M. le prince de Conti, et l’a gagné aussi fort simplement, sans vouloir donner une leçon aux courtisans du prince. Chamfort raconte, dans ses Caractères et Anecdotes, que, comme on disait à Rousseau, à propos de ces parties d’échecs, qu’il n’avait pas fait sa cour au prince, et qu’il aurait dû lui en laisser gagner une ou deux : « Comment ! dit-il, je lui rends la tour ! » Voilà le mot vrai, le mot du joueur préoccupé de sa partie. Le récit des Confessions est la scène arrangée par l’imagination de Rousseau.

La personne qui le prenait le plus auprès du prince de Conti était Mme la marquise de Boufflers, une des plus sincères et des plus généreuses dévotes de Rousseau, et qui, pas plus que les autres, n’a échappé à ses soupçons et à ses calomnies. Mme de Boufflers aura sa place, et une des meilleures, dans la galerie que nous ferons des dévotes de Rousseau. Aujourd’hui je n’en veux parler que pour indiquer encore en passant ce trait curieux du caractère de Rousseau qui lui est commun avec les hommes de son temps, ce penchant à s’imaginer que les femmes sont amoureuses de lui. Rousseau croit que