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durable, et tant d’objets nouveaux s’effacent si bien mutuellement, qu’aucun ne demeure. Vous m’oublierez, madame, après m’avoir mis hors d’état de vous imiter. Vous aurez beaucoup fait pour me rendre malheureux et peut-être inexcusable[1]. »

Quelle sagacité dans cette lettre ! quelle juste idée de l’inégalité, et par conséquent de l’impossibilité d’un commerce d’amitié avec les grands seigneurs ! Mais ici vient aussitôt cette réflexion : comment Rousseau, qui voyait si bien le piège, ne l’évitait-il pas ? Il sait le peu que peuvent donner les grands : pourquoi leur demande-t-il plus ? pourquoi leur donne-t-il plus ? Il suffit de lire cette lettre pour comprendre ce qu’était Rousseau à Montmorency, gêné de tout, remarquant tout, et le soir, après avoir quitté le monde, dans la solitude, repassant en son esprit tout ce qu’il avait vu et entendu, tout ce qu’il avait dit et fait, faisant alors de ses souvenirs le sujet de méditations morales ou de lettres de roman. Ces procédés de réflexion chagrine ou de correspondance plaintive sont tout à fait opposés à la conduite de l’homme du monde, dont la règle est de ne jamais faire des petits incidens de la société une déclamation ou une scène, ce qui est la chose la plus fâcheuse à la bonne compagnie. Rousseau au contraire, avec sa façon de méditer sur tout, de rien faisait sans cesse quelque chose, et cela non pas seulement pour les autres, mais aussi pour lui-même. Ainsi, un jour au château, Mme de Luxembourg, ayant avec elle sa petite-fille, Mlle de Boufflers, enfant de onze ans, avait dit à Rousseau de l’embrasser. Une autre fois, Rousseau rencontre cette enfant dans l’escalier du château, et ne sachant que lui dire, lui propose de l’embrasser, ce qu’elle fait sans façons. « Le lendemain, dit Rousseau, lisant l’Émile au chevet de Mme la maréchale, je tombai précisément sur un passage où je censure avec raison ce que j’avais fait la veille. Elle trouva la réflexion très juste, et dit là dessus quelque chose de fort sensé qui me fit rougir. Que je maudis mon incroyable bêtise, qui m’a si souvent donné l’air vil et coupable, quand je n’étais que sot et embarrassé !… » Cette gaucherie que Rousseau se reprochait tenait surtout au peu d’usage qu’il avait du monde. Le monde en effet sait à merveille remplacer l’impromptu de l’esprit par une amabilité banale. Cependant toutes les gaucheries de Rousseau n’eussent été rien, si par son imagination il ne s’en était fait des monstres, si, au moment où il faisait une bévue, il ne croyait pas avoir fait une faute impardonnable, si enfin, pour avoir rougi, bien ou mal à propos, devant Mme de Luxembourg, il ne s’était pas imaginé être en disgrâce ou en déclin auprès d’elle. Mme de Luxembourg avait bien assez d’esprit, voulant avoir Rousseau dans son entourage, pour le garder avec toutes ses gaucheries.

  1. Confessions, livre X.