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qu’il était obligé de retourner à Paris de bonne heure, M. le maréchal dit après dîner à la compagnie : Allons nous promener sur le chemin de Saint-Denis ; nous accompagnerons M. Coindet. Le pauvre garçon n’y tint pas ; sa tête s’exalta tout à fait. Pour moi, j’avais le cœur si ému, que je ne pas dire un seul mot. Je suivais par derrière, pleurant comme un enfant et mourant d’envie de baiser les pas de ce bon maréchal. » L’histoire est piquante. Ici Coindet n’est que vaniteux ; ailleurs il est un peu perfide, comme le sont tour à tour tous les amis de Rousseau, grâce à cette défiance qui lui fait voir tout en mal. « C’était un singulier corps que ce Coindet. Il se présentait de ma part chez toutes mes connaissances, s’y établissait, y mangeait sans façons. Transporté de zèle pour mon service, il ne parlait jamais de moi que les larmes aux yeux ; mais quand il venait me voir, il gardait le plus profond silence sur toutes ces liaisons et sur tout ce qu’il devait savoir m’intéresser. Au lieu de me dire ce qu’il avait appris, ou dit, ou vu qui m’intéressait, il m’écoutait, m’interrogeait même. Il ne savait jamais rien de Paris que ce que je lui en apprenais ; enfin, quoique tout le monde me parlât de lui, jamais il ne me parlait de personne : il n’était secret et mystérieux qu’avec son ami[1]. » Voilà le Coindet des Confessions ; celui de l’histoire ou de la vérité est tout différent. Caissier dans la maison de MM. Thélusson et Necker, fort estimé et fort aimé de ses patrons, M. Coindet était de plus fort bien accueilli dans le monde à cause de l’aménité de son esprit et de la sûreté de son commerce. Il aimait les lettres et les arts ; il ne voyait pas seulement Jean-Jacques Rousseau, il voyait aussi Buffon, qui lui témoignait de l’amitié. Quand Necker fut nommé contrôleur général des finances, il lui confia un emploi important, et M. Coindet resta toujours l’ami de M. Necker et de Mme de Staël jusqu’à sa mort, en 1808.

J’aime mieux le dernier portrait de M. Coindet que celui qu’en fait Rousseau, et cependant à travers la malveillance de Rousseau il est déjà aisé, si je ne me trompe, de distinguer les véritables traits de M. Coindet. C’est un honnête homme à la fois droit et adroit, ce qui est souvent le propre du caractère genevois. Il n’est pas fâché d’avoir des relations élevées, et il sait se faire bien venir dans le monde, mais cela sans mauvaise habileté et n’ayant d’autre adresse que celle de se servir de ses bonnes qualités. Grand admirateur de Rousseau, touché de l’amitié qu’il lui avait témoignée, voyant même que cette amitié lui était un honneur et un avantage dans le monde, il avait cependant compris de bonne heure quels étaient les défauts du caractère de Rousseau, ses défiances, ses ombrages, son penchant à croire aux complots et à bâtir une conspiration sur un mot. De là

  1. Confessions, livre X.