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jours, qu’il ne peut dire à personne, et que personne ne peut deviner. Pour moi, à Dieu ne plaise que je veuille jamais rompre des attachemens qui font le bonheur de ma vie et qui me deviennent plus chers de jour en jour ! Mais j’ai bien résolu d’en retrancher tout ce qui me rapproche d’une société générale pour laquelle je ne suis point fait. Je vivrai pour ceux qui m’aiment, et ne vivrai que pour eux. Je ne veux plus que les indifférens me volent un seul moment de ma vie ; je sais bien à quoi l’employer sans eux[1]. » Malgré ces réflexions pleines à la fois de sagesse et de défiance, Rousseau, dans les commencemens surtout, se laissa aller aux charmes de cette amitié d’un grand seigneur. La simplicité affectueuse du duc de Luxembourg le ravissait ; il s’ébahissait même de se trouver si familier avec M. de Luxembourg, et il s’en savait gré par vanité. Toujours inquiet sur son égalité, il manquait d’aplomb et d’assiette ; mais il s’en tirait tantôt par une aisance qui aboutissait au sans-gêne, tantôt par une dignité cérémonieuse qui touchait à la défiance ; puis il passait de là à des mouvemens d’attendrissement sur la bonté de M. le duc de Luxembourg, comme le jour où le maréchal reconduisit sur la route de Saint-Denis M. Coindet, l’ami de Rousseau.

Coindet est un personnage curieux et piquant dans la galerie des Confessions. La courte notice que je trouve sur M. Coindet dans l’Histoire de Jean-Jacques Rousseau par M. de Musset-Pathay ne s’accorde pas avec le portrait qu’en fait Rousseau. Je serais tenté cependant de prendre des deux côtés pour avoir la véritable physionomie de M. Coindet. Dans Rousseau, Coindet est un personnage avisé et subalterne, qui se sert de ses relations avec Rousseau pour entrer dans le monde et s’y faire bien venir, qui fait les honneurs de Rousseau, qui le montre, si je puis ainsi dire. Rousseau le voit, le laisse faire, et s’en plaint ou s’en moque, selon son humeur. « Depuis mon établissement au petit château, dit Rousseau, Coindet m’y venait voir très souvent, et toujours dès le matin, et surtout quand M. et Mme de Luxembourg étaient à Montmorency. Cela faisait que, pour passer avec lui une journée, je n’allais point au château. On me reprocha ces absences : j’en dis la raison. On me pressa d’amener M. Coindet ; je le fis. C’était ce que le drôle avait cherché. Ainsi, grâce aux bontés excessives qu’on avait pour moi, un commis de M. Thélusson, qui voulait bien lui donner quelquefois la table quand il n’avait personne à dîner, se trouva tout d’un coup admis à celle d’un maréchal de France, avec les princes, les duchesses et tout ce qu’il y avait de grand à la cour. Je n’oublierai jamais qu’un jour

  1. Corresp. édition Furne, tome IV, page 318. — La lettre au duc de Luxembourg est du 27 mai 1759 ; celle au chevalier de Lorenzi est du 3 novembre 1760. Il y a donc entre les deux lettres plus de dix-huit mois d’intervalle. Les défiances de Rousseau ou les incompatibilités de société ont déjà eu le temps de se faire sentir.