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la plus jolie des trois îles Borromées, appelée Isola-Bella, dans le Lac-Majeur ?… C’est dans cette profonde et délicieuse solitude qu’au milieu des bois et des eaux, au concert des oiseaux de toute espèce, au parfum de la fleur d’orange, je composai, dans une continuelle extase, le cinquième livre de l’Émile, dont je dus en grande partie le coloris assez frais à la vive impression des lieux où je l’écrivais. Avec quel empressement je courais tous les matins, au lever du soleil, respirer un air embaumé sur le péristyle ! Quel bon café au lait j’y prenais tête à tête avec ma Thérèse ! Ma chatte et mon chien nous faisaient compagnie. Ce seul cortège m’eût suffi pour toute ma vie, sans éprouver jamais un moment d’ennui. J’étais là dans le paradis terrestre, j’y vivais avec autant d’innocence et j’y goûtais le même bonheur. »

Ce qui faisait que Rousseau croyait de bonne foi à l’égalité de son commerce avec M. le duc de Luxembourg, et qu’il en jouissait orgueilleusement, c’est qu’il avait proposé au duc de Luxembourg d’être son ami, et cela dans une lettre un peu guindée qui était comme un traité de paix. M. de Luxembourg l’ayant accepté, Rousseau se croyait à son aise. « Votre maison est charmante, écrivait-il le 27 mai 1759 à M. le duc de Luxembourg : le séjour en est délicieux. Il le serait encore plus, si la magnificence que j’y trouve et les attentions qui m’y suivent me laissaient un peu moins apercevoir que je ne suis pas chez moi… Vous savez, monsieur le maréchal, que les solitaires ont tous l’esprit romanesque. Je suis plein de cet esprit ; je le sens, et ne m’en afflige point. Pourquoi chercherais-je à guérir d’une si douce folie, puisqu’elle contribue à me rendre heureux ? Gens du monde et de la cour, n’aller pas vous croire plus sages que moi, nous ne différons que par nos chimères. Voici donc la mienne en cette occasion. Je pense que si nous sommes tous deux tels que j’aime à le croire, nous pouvons former un spectacle rare et peut-être unique dans un commerce d’estime et d’amitié (vous m’avez dicté ce mot) entre deux hommes d’états si divers, qu’ils ne semblaient pas faits pour avoir la moindre relation entre eux[1]. »

En proposant ainsi à M. de Luxembourg d’être son ami et en acceptant de loger chez lui, Rousseau savait pourtant bien quel inconvénient il y a de hanter plus haut que soi. « En général je suis convaincu, écrit-il au chevalier de Lorenzi, un des commensaux de M. le duc de Luxembourg, qu’un homme sage ne doit jamais former de liaisons dans des conditions fort au-dessus de la sienne, car quelque convenance d’humeur et de caractère, quelque sincérité d’attachement qu’il y trouve, il en résulte toujours dans sa manière de vivre une multitude d’inconvéniens secrets qu’il sent tous les

  1. Corresp., édition Furne, tome IV, page 302.