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Quel charmant portrait, et comme, pour peindre la délicatesse exquise que Mme de Luxembourg savait mettre dans ses entretiens, le peintre devient lui-même fin et délicat ! quelle souplesse inattendue dans le style de Rousseau ! comme enfin, pour achever de donner à son portrait l’air de vérité qui en fait le charme, Rousseau se peint lui-même au bas du portrait dans ce trait de vanité : « Je crus m’apercevoir que je ne lui déplaisais pas ! » Rousseau a partout dans ses Confessions ce trait caractéristique des hommes du XVIIIe siècle, il est volontiers amoureux de toutes les femmes qu’il rencontre, et il croit surtout qu’elles sont volontiers amoureuses de lui. Cette disposition d’esprit ou de cœur des hommes du XVIIIe siècle tenait aux habitudes de l’ancienne galanterie, aux mœurs sans préjugés du monde philosophique, à beaucoup de choses enfin ; mais elle avait son bon côté. Les femmes excellent à découvrir le prix et la valeur des hommes ; il y a du mérite à leur plaire, parce qu’on ne leur plaît jamais sans un mérite quelconque qu’elles mettent en lumière par restitue qu’elles en font. L’attention d’une femme est une distinction pour un homme, et une distinction presque toujours juste.

M. de Luxembourg plaisait encore plus à Rousseau que Mme de Luxembourg, et cela par ce coin de vanité personnelle que nous mettons volontiers partout. « Rien de plus surprenant, vu mon caractère timide, dit Rousseau, que la promptitude avec laquelle je le pris au mot sur le pied d’égalité où il voulut se mettre avec moi, si ce n’est celle avec laquelle il me prit au mot lui-même sur l’indépendance absolue dans laquelle je voulais vivre. » L’égalité avec un duc et pair, voilà donc la glu à laquelle Rousseau se prit lui-même auprès de M. de Luxembourg. Bientôt il accepta de loger chez lui, ou plutôt dans un édifice isolé qui était au milieu du parc, et qu’on appelait le petit château. Ce qui amena Rousseau à loger chez M. le duc de Luxembourg, lui qui avait juré, en quittant l’Ermitage, de ne plus loger que chez soi, c’est que le jour où M. de Luxembourg vint lui faire sa visite à Montlouis, il avait été, nous dit-il, beaucoup moins troublé de ses assiettes sales et de ses pots cassés que de l’idée que le plancher de sa chambre étant pourri, le duc de Luxembourg risquait, lui et sa suite, de tomber tout d’un coup au rez-de-chaussée. Il dit sa crainte au duc de Luxembourg, crainte plus noble que la honte de ses assiettes sales ; le duc de Luxembourg le redit à la duchesse, et tous deux le pressèrent, en attendant qu’on refît le plancher de sa chambre, de loger dans le petit château. Il y consentit. Comment d’ailleurs, avec le goût qu’avait Rousseau pour l’aspect des bois et des eaux, comment refuser cette demeure enchantée, placée entre deux pièces d’eau, si bien que « quand on regarde, ce bâtiment de la hauteur opposée qui lui fait perspective, il paraît absolument environné d’eau, et l’on croit voir une île enchantée ou