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sous les drapeaux du parti philosophique, et bientôt Rousseau se trouva jeté dans un nouveau tourbillon par l’amitié de M. le duc et de Mme la duchesse de Luxembourg. Quand le duc et la duchesse venaient à leur château de Montmorency, ils ne manquaient pas de lui envoyer « un valet de chambre pour le complimenter et l’inviter à souper chez eux toutes les fois que cela lui ferait plaisir. » Rousseau n’acceptait point ces invitations, quoiqu’elles le flattassent. « Cela, dit-il, me rappelait Mme de Beuzenval m’envoyant dîner à l’office. Les temps étaient changés, mais j’étais demeuré le même. Je ne voulais point qu’on m’envoyât dîner à l’office, et je me souciais peu de la table des grands. » Il n’alla même pas faire une visite de remerciement, « quoique je comprisse assez, dit-il encore, que c’était ce qu’on cherchait, et que tout cet empressement était plutôt une affaire de curiosité que de bienveillance. »

Enfin, curiosité ou bienveillance, M. le duc de Luxembourg vint le premier voir Rousseau à Montlouis. Il était accompagné de cinq ou six personnes, et Rousseau ne manque pas de remarquer qu’il « avait eu peine à le recevoir, lui et sa suite, dans son unique chambre, au milieu de ses assiettes sales et de ses pots cassés. » Cette visite rompit la glace. Rousseau craignait excessivement Mme de Luxembourg ; il savait qu’elle était aimable, mais elle passait pour méchante, et dans une aussi grande dame cette réputation le faisait trembler. Mauvaise disposition pour résister aux grands que de les trop craindre : la plus simple politesse alors déconcerte et subjugue. C’est ce qui arriva à Rousseau avec Mme de Luxembourg. « À peine l’eus-je vue, dit-il, que je fus subjugué. Je la trouvai charmante, de ce charme à l’épreuve du temps, le plus fait pour agir sur mon cœur. Je m’attendais à lui trouver un entretien mordant et plein d’épigrammes ; ce n’était point cela, c’était beaucoup mieux. La conversation de Mme de Luxembourg ne pétille pas d’esprit ; ce ne sont pas des saillies, et ce n’est pas même proprement de la finesse, mais c’est une délicatesse exquise qui ne frappe jamais et qui plaît toujours. Ses flatteries sont d’autant plus enivrantes qu’elles sont plus simples ; on dirait qu’elles lui échappent sans qu’elle y pense et que c’est son cœur qui s’épanche uniquement parce qu’il est trop rempli. Je crus m’apercevoir, dès la première visite, que, malgré mon air gauche et mes lourdes phrases, je ne lui déplaisais pas. Toutes les femmes de la cour savent vous persuader cela quand elles le veulent, vrai ou non ; mais toutes ne savent pas, comme Mme de Luxembourg, vous rendre cette persuasion si douce qu’on ne s’avise plus d’en douter[1]. »

  1. Confessions, livre V.