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ruine de ses établissemens sur la mer d’Azof. Que faut-il de plus pour prouver à La Russie qu’elle ne peut résister seule aux puissances qu’elle a si imprudemment provoquées, que l’aveugle fanatisme des populations, tout en lui fournissant de nouvelles victimes à faire immoler, ne lui donnera pas une chance de plus d’obtenir la paix à de meilleures conditions, et qu’en continuant à méconnaître la force des événemens, elle remettra en question toute autre chose qu’un vain point d’honneur sur l’Euxin ?

On le voit donc, plus la guerre se prolonge et plus elle se développe, plus elle paralyse les moyens agressifs de La Russie contre l’empire turc, plus elle garantit du démembrement dont il était menacé un état qui occupe dans le système politique de l’Europe et du monde une place que ne pourrait remplir aucune combinaison différente sans amener les plus graves perturbations. En un mot, l’indépendance extérieure de la Turquie est assurée, et l’ennemi qui depuis si longtemps la mettait en péril a reconnu lui-même que désormais son existence était un des élémens de l’équilibre général. C’est un grand résultat, et quand on pense au malaise que cette question a fait peser sur l’Europe pendant les trente dernières années, on ne peut pas dire qu’il ait été acheté trop cher. Mais le problème est complexe, et il n’y en a guère que la moitié qui soit résolue. Il faut maintenant que la Turquie se renouvelle et se régénère au dedans, qu’elle vive d’autre chose que de l’oppression des races conquises par la race conquérante, qu’elle emprunte largement à la civilisation occidentale, et, disons-le, à la civilisation chrétienne, les principes d’une administration régulière, morale, humaine, dont les institutions lui manquent autant que l’esprit. Qu’on ne s’y trompe pas, tout est à faire dans l’ordre matériel comme dans l’ordre des idées. Il n’y a encore eu que des essais incomplets, opérés sans énergie et sans suite, traversés par la faiblesse des uns, la mauvaise volonté des autres, et qui ont trouvé dans les habitudes de cinq siècles une force de résistance que les lumières et le caractère de quelques hommes n’ont pu vaincre, quand ces essais ont été même tentés de bonne foi. Pendant que la Turquie était absorbée par la terrible lutte dont l’issue n’est plus douteuse, ce n’était pas le moment de se montrer trop rigoureux avec elle et d’en exiger un double travail auquel son gouvernement n’aurait pas suffi ; mais le temps est venu, nous en sommes persuadés, d’aborder hardiment les questions de toute nature que soulève la réforme pratique et vraie des institutions ottomanes. Rapports des races entre elles et avec le gouvernement, sécurité des personnes, création des voies de communication, encouragement du travail, révision des conditions de la propriété immobilière pour la rendre plus accessible à ceux qui la féconderaient et en multiplieraient les produits, épuration de l’administration des finances, voilà quelques-uns des principaux objets du vaste travail qui appelle en Turquie le concours de toutes les intelligences d’élite et de tous les dévouemens. Ce ne sera pas d’ailleurs assez des plans les plus sages, des ordonnances les plus libérales, des règlemens les mieux conçus. Des hommes pour les appliquer de Scutari à Bagdad, de la Bulgarie aux frontières de la Perse, et à Constantinople une volonté constante et ferme d’appuyer ceux qui se consacreront à cette œuvre difficile et au soin incessant de ramener à l’esprit de la réforme ceux qui ne s’en montreraient pas suffisamment pénétrés, telle est au fond la grande nécessité.