Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/70

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toujours : à la fin, averti que Voltaire se proposait de lui rendre une visite, il se décida à le prévenir. Dans une lettre à Trembley, il a raconté cette visite un peu longuement et sans beaucoup de grâce; mais le seul entretien qu’aient eu jamais ces deux célèbres personnages, qui allaient passer vingt ans de leur vie l’un près de l’autre sans se voir, ne saurait être oublié. Voltaire d’ailleurs y exécuta un de ses tours de force avec une adresse qui scandalisa le consciencieux visiteur, et qui aujourd’hui probablement ne scandaliserait personne.


« M. Tronchin, qui le voyait souvent, me proposa d’aller avec lui, et je cédai à ses instances. M. de Beaumont, qui l’avait déjà vu, nous accompagna. Nous arrivâmes chez le poète sur les neuf heures du matin (mai 1755). Il ne faisait que de sortir du lit, et il nous reçut en robe de chambre et en bonnet de nuit. Il me fit un de ces complimens qu’il savait si bien faire, et me témoigna le désir qu’il avait eu de me voir. Il nous avait reçus dans sa galerie : au milieu était une table sur laquelle était un livre que j’ouvris machinalement. C’était ce même écrit de M. de Condillac dont je m’étais occupé quelques mois auparavant. « Ah ! monsieur, dis-je au poète, je suis charmé de trouver ce livre sur votre table; je m’en suis un peu occupé: il s’y trouve de bonne métaphysique; mais avez-vous pris garde à quelques méprises singulières qui ont échappé à l’auteur? Il faut que je vous les montre et que je vous en fasse juge. » Tandis que je parlais, je m’aperçus que le personnage changeait de visage et qu’il avait l’air d’un homme embarrassé; il me répondit avec une sorte de vivacité : Je ne me mêle point de cela; je fais quelques mauvais vers, et c’est tout. À cette réponse et à son ton, je compris que je manquerais à la politesse si j’insistais. Je changeai donc de conversation. Quelques momens après, le poète entra dans une chambre qui était au bout de la galerie. Je l’y suivis. La porte en était demeurée ouverte, et à côté de cette porte dans la galerie était un sopha où mes deux amis s’étaient assis. Vous allez voir que ce petit détail n’est pas indifférent. A peine fus-je resté quelques momens dans la chambre avec mon personnage, qu’il se mit à me parler du livre de l’abbé de Condillac comme aurait pu faire le meilleur philosophe. Il apprécia avec beaucoup de jugement les avantages et les inconvéniens de la méthode que l’auteur avait choisie, et me dit sur tout cela des choses si bien pensées, qu’il me jeta dans le plus grand étonnement et que je n’eus qu’à lui applaudir. Je ne pouvais comprendre néanmoins pourquoi cet homme, qui avait refusé quelques momens auparavant de s’expliquer sur ce livre, et qui s’en était excusé sur son ignorance, était venu tout d’un coup à m’en parler avec tant de discernement. De retour au logis avec M. de Beaumont, il me demanda si je m’étais bien amusé chez le poète? Je lui répondis que je n’étais pas fâché de l’avoir vu et ouï. « Je me suis bien plus amusé que vous, » ajouta-t-il en souriant. M. de Beaumont me rendit alors de point en point ce que le poète m’avait dit, et finit par m’apprendre que celui-ci ne faisait que me répéter mot pour mot ce qu’il disait lui-même du livre à l’ami qui nous avait accompagnés, et qui lui en demandait son jugement. Le poète savait que j’avais l’ouïe dure, et il ne savait pas que M. de Beaumont l’avait alors d’une finesse extrême.— Vous