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enfin? Il me semblait que je saisissais au moins jusqu’à un certain point l’art secret de l’écrivain; je dirai mieux, la sorte de magie par laquelle il attache si fortement. J’entrevoyais assez qu’elle consistait principalement à substituer les images aux abstractions, à faire sentir autant que penser, et à flatter l’esprit en ne lui montrant qu’un des côtés d’une chose et en lui laissant deviner tous les autres. Un écrivain médiocre offusque l’idée principale par tous ses accessoires : le grand écrivain ne présente que cette idée, mais de manière qu’elle réveille tous ses accessoires. Il ne frappe qu’un seul coup, et ce coup va résonner dans l’âme par une multitude d’impressions qu’elle sent à la fois, et qu’elle aime d’autant plus à sentir, qu’elles sont plus claires, plus vives et plus multipliées. »


L’enthousiasme de Bonnet pour Montesquieu marque bien par quels côtés et quelles dispositions de son esprit il appartient à son siècle. Il y a plus d’une manière d’être de son temps, l’esprit d’aucune époque n’est tout d’une pièce : cette impétuosité d’opinion, qui en France nous permet de transporter en un clin d’œil une masse énorme d’exagération d’un point extrême d’une idée sur l’idée opposée, trouve son compte à ces excès de généralisation qui personnifient une époque dans un homme. Il faut pourtant bien reconnaître qu’on peut être du XVIIIe siècle et assez différemment, suivant qu’on l’est avec Montesquieu, avec Jean-Jacques Rousseau, ou avec Voltaire. Des vœux communs, des tendances analogues les rapprochent; mais que de différences aussi les séparent! comme ils obtiennent notre sympathie par des motifs divers et souvent opposés! Bonnet, qui exalte Montesquieu, n’avait de goût ni pour Rousseau, son compatriote, ni pour Voltaire, son voisin; il a été maltraité par l’un et par l’autre, et ne le leur a pas rendu en indulgence. Rousseau, par certaines préférences de sentiment et d’imagination, lui aurait convenu davantage; mais les dissentimens politiques tracèrent tout de suite entre eux un fossé profond. Quant à Voltaire, si bien accueilli par l’aristocratie genevoise, à laquelle Bonnet appartenait d’affection et de naissance, il inspirait au philosophe de Genthod un éloignement invincible. Rien, à vrai dire, dans leur caractère et la nature de leur intelligence n’était fait pour les rapprocher : c’est ce que répondait Bonnet à ses amis, lorsqu’ils le pressaient de voir Voltaire établi depuis six mois aux Délices, où il répondait à l’empressement des Genevois avec une séduisante bonhomie de manières, surtout en se montrant enchanté de leur pays, en célébrant leur lac et leur liberté dans ces beaux vers que chacun sait :

O maison d’Aristippe, ô jardins d’Épicure !

Voltaire aux Délices bâtissait, plantait de sa main des espaliers, et ne parlait que des douceurs de la retraite et de la vie champêtre; on eût dit qu’il avait dépouillé à jamais toute malice et abjuré les opinions qui auraient pu alarmer les sages de Genève. Bonnet résistait