Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/630

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

porte à 40,000 le nombre des individus vivant de cet art, chiffre exagéré, il faut le croire. Mais quand la persécution religieuse eut jeté sur les rivages de la Grande-Bretagne 50,000 Français, parmi lesquels se trouvaient d’excellens fabricans, de bons contre-maîtres et des ouvriers habiles, il y eut dans cette industrie un élan réel et très caractérisé. Spitalfieds en devint le siège, et est resté depuis lors pour l’Angleterre ce que Lyon est pour la France. Bientôt la fortune arriva, et avec la fortune vinrent ces idées d’exclusion familières aux industriels, et dont ils ont tant de peine à se défendre. A tout prix, coûte que coûte, ils voulurent s’assurer du marché anglais et assiégèrent le parlement de sollicitations et de demandes qui avaient pour but la mise à l’index de toute compétition étrangère. Cette poursuite dura plus d’un siècle, et forme l’un des plus curieux et des plus édifians chapitres de la protection appliquée à l’industrie.

Les premiers actes qu’on arracha aux communes furent la prohibition absolue des étoffes venant du dehors. Jusqu’alors l’Angleterre s’était librement pourvue dans les pays à sa convenance, et les états de douane constatent que de 1685 à 1692, il y avait été importé pour 700,000 liv. sterl. de soieries. Ce commerce dut cesser : par une patente de 1695, Spitalfields obtint le privilège des taffetas lustrés et des articles dits à la mode, alors fort recherchés. Deux ans plus tard, en 1697, l’interdiction s’étendit aux soieries de France et d’Europe, et quatre ans après, en 1701, à celles de la Chine et de l’Inde. C’était aller vite en besogne et se montrer bien exigeant : pourtant on ne s’en tint pas là; on voulut faire du moulinage ce qu’on avait fait du tissage, une œuvre nationale. Alors commença le châtiment : le privilège est une arme à deux tranchans qui blesse autant qu’elle sert. Les droits dont on avait frappé les soies moulinées chargèrent outre mesure le prix des étoffes, et la contrebande seule put rétablir l’équilibre au profit des consommateurs. De 1710 à 1824, ce ne fut qu’une succession de plaintes de la part des fabricans, qui demandaient à être mieux protégés, et d’actes du parlement, qui multipliaient contre la fraude des peines toujours inefficaces. De leur côté, les ouvriers élevaient d’autres prétentions et, coalisés entre eux, réclamaient un tarif qui les défendit contre l’abaissement des salaires. Là-dessus démêlés sans fin, grèves menaçantes, relations envenimées dans lesquelles la force publique dut intervenir, en même temps vides dans la production et renchérissement des prix, qui arrangeaient les affaires de la contrebande. Enfin en 1773 la détresse de l’industrie était telle que le parlement eut la main forcée; sept mille métiers chômaient et laissaient autant de familles sans pain. On rendit un acte, qui fut nommé acte de Spitalfields, par lequel le taux des salaires était livré à l’appréciation des magistrats :