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Savary m’a de nouveau persécuté. Après avoir résidé cinq ans en Suisse, je me suis enfin résolu à passer en Angleterre pour déposer mon hommage aux pieds de mon roi; mais ce voyage a rencontré tant de difficultés, que pour échapper à la police française, j’ai dû prendre vingt noms différens et me donner pour Suisse de naissance. Arrivé à Carlscrona, j’ai commencé par dissimuler vis-à-vis du préfet de la province, me contentant de me faire connaître en secret au consul d’Angleterre... Je suis maintenant à la disposition de votre altesse royale. Mon admiration pour tout ce qu’elle a fait déjà en faveur de. la nation suédoise et de la cause commune me fera accepter avec plaisir tout ce qu’elle ordonnera de moi. Je me suis découvert au premier ordre de votre altesse. Je suis trop accoutumé aux sacrifices pour oser me plaindre, et un gentilhomme doit s’exposer à mille dangers plutôt que d’encourir le moindre soupçon déshonorant... »


Introduit devant Bernadotte, l’exilé lui. exposa qu’il était parvenu à convaincre la cour de Vienne que Napoléon était son ennemi comme celui de toutes les anciennes dynasties, et que la paix était impossible en Europe sans un nouvel ordre de choses en France. Il assura qu’un parti nombreux, en France même, désirait le rétablissement des Bourbons, et il confirma cette vue par de curieux détails sur les intentions secrètes de certains cabinets. Bernadotte, en qui ces paroles soulevaient beaucoup de sentimens contraires, lui répondit qu’il honorait son dévouement et son courage, — que, dans le cas où de prochaines vicissitudes deviendraient favorables aux Bourbons, dans le cas où la nation française les rappellerait, il ne se reconnaîtrait pas le droit, quant à lui, d’agir à l’encontre. Il le priait d’exprimer ces sentimens au comte de Lille, mais il ne lui dissimulait pas qu’il voyait pour cette cause peu de motifs certains d’espérance. Ce qu’il y avait de peu encourageant dans ces paroles fut toutefois corrigé par les assurances que les confidens du prince royal donnèrent au vicomte de Noailles concernant l’activité secrète de Bernadotte et le progrès de la coalition, et dès l’arrivée du vicomte auprès de ses maîtres, la petite cour d’Hartwell compta le prince, sinon pour un des siens, au moins pour un adversaire, le plus acharné peut-être, de l’ennemi commun.

Qu’on ajoute à ces divers témoignages les correspondances de Bernadotte avec les insurgés d’Espagne et de Portugal, avec Moreau, qui se préparait à venir combattre Napoléon sous ses drapeaux, avec les émigrés, qui débarquaient en grand nombre à Gothenbourg, et l’on se convaincra qu’au moment où il feignait encore de négocier avec nous, Bernadotte avait fait du cabinet suédois le centre de toutes les intrigues anti-françaises, le refuge de tous les ennemis de Napoléon. On pouvait voir réunis, en mai 1812, autour de lui, avec le prince d’Orange, dans la petite ville d’OErebro, où se tenait la diète, des