Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/542

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peintre un mélange de simplicité et de grandeur; le souffle épique a passé par là. Cette race fidèle, aimante, pacifique, placée par Dieu sur les rochers stériles et dédommagée avec une munificence particulière, l’auteur va nous la peindre à l’heure de ces crises fatales où la civilisation poursuit sa marche et brise tout ce qui l’arrête. Le philosophe, qui ne voit que les lois de l’histoire, aime à glorifier la victoire des races cultivées sur les races inférieures; c’est au romancier de nous dévoiler les détails de la lutte, c’est au peintre moraliste de juger les vainqueurs et les vaincus. Cette œuvre de la civilisation, si imposante en sa beauté abstraite, combien de fois, hélas! elle est accomplie par des coquins! Combien de fois elle est le triomphe de l’injustice, la négation du droit moral! Afraja, le chef d’une peuplade de Lapons, est le digne représentant de ces tribus paisibles condamnées à périr, et ce qui rend sa destinée si tragique, c’est que les hommes devant lesquels il est forcé de courber la tête sont la plupart des despotes subalternes et de féroces égoïstes. C’est une triste condition des choses humaines que le bien y puisse sortir du mal et que l’intérêt général y soit souvent servi par des vices ou des crimes. Heureusement il y a aussi de nobles figures dans le tableau de M. Théodore Mügge. La scène se passe il y a une centaine d’années : un jeune gentilhomme danois, le baron Johann Marstrand, vient de partir pour la Norvège septentrionale, afin d’établir une maison de commerce en ces contrées perdues, et de relever, s’il est possible, la fortune de sa maison. Les commerçans sont les hardis pionniers de la civilisation conquérante. Ces Danois, qui venaient piller, il y a mille ans, les côtes de France et d’Angleterre, ont aujourd’hui plus d’un héritier qui remonte ainsi vers le pôle, et va contracter d’utiles échanges avec les Lapons et les Finnois. L’audace, la loyauté, la belle et sympathique nature de Johann Marstrand est peinte avec une grâce magistrale. Il est impossible de ne pas s’intéresser aux touchantes et dramatiques aventures du jeune baron danois et du vieux chef sauvage. La fille d’Afraja, victime dévouée d’avance, est une création toute poétique, trop poétique peut-être, si l’on se rappelle combien ces races disgraciées se prêtent peu aux illusions et aux embellissemens de l’art. A côté des marchands cupides, des fonctionnaires tyranniques, des aventuriers impudens qui pillent et torturent à plaisir ces malheureuses peuplades, je sais gré à l’auteur d’avoir placé le missionnaire Klaus Hornemann, une pure et austère physionomie, une âme profondément évangélique; mais le véritable héros, c’est la tribu d’Afraja, qui occupe pour ainsi dire tout le fond du tableau, personnifiée en quelques types pleins de douceur et d’innocence.

Ce qui fait le prix de l’œuvre de M. Mügge, c’est que l’imagination ne s’y abandonne pas à de vains caprices; on s’aperçoit bien vite