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l’entrée d’un petit hameau, où la malheureuse fille cache sa misère et sa honte. Avec quelle joie ils se précipitent dans les bras l’un de l’autre, ces deux pauvres êtres que repousse le monde entier! avec quelle avidité ils s’interrogent et se racontent leurs aventures, ou recueillent en pleurant leurs souvenirs communs ! La dernière fois qu’ils se virent, c’était au lit de mort du père de Christine.


« Quand j’arrivai à Ebersbach, disait Frédéric, j’eus du moins ce bonheur de trouver ton père encore vivant, et ce souvenir-là me fera du bien à l’âme aussi longtemps que je vivrai. Ah ! Christine, respect au père! il est mort comme un patriarche. Pendant toute sa vie, le malheureux, il s’est traîné dans la pauvreté, dans la misère, dans la poussière, et n’a jamais su lui-même ce qu’il y avait en son cœur; mais à l’heure de la mort l’esprit qui l’animait au dedans s’est éveillé tout à coup et s’est dressé sur ses lèvres.

« — Tu te rappelles encore, dit Christine, comme il nous a bénis, et toi particulièrement, parce que ta volonté était bonne devant Dieu et ton cœur juste; tu te rappelles comme il t’a pardonné toutes les souffrances qu’il a endurées à cause de toi.

« — Et ses dernières paroles! s’écria Frédéric. Le vieux pasteur qui est mort en même temps que lui avait-il jamais dit quelque chose d’aussi beau. Et le pasteur d’aujourd’hui surtout! Ah! s’ils avaient laissé une seule fois s’échapper de leur bouche un souffle de cet esprit !...

« Et Christine essayait de retrouver dans sa mémoire les dernières paroles de son père : « — Ce n’est pas seulement, disait-il, à l’auberge du Soleil, c’est aussi sous le grand soleil du monde que tout ne va pas comme il faudrait, et que les décrets impénétrables de Dieu permettent que sa volonté ne soit pas faite sur la terre. L’envie et l’orgueil gouvernent le monde, mais le monde sera jugé... »

« — Ils disent qu’ils sont les enfans de Dieu! — reprenait vivement le Sonnenwirth, interrompant Christine afin de compléter ses souvenirs; — ils disent qu’ils sont les enfans de Dieu, et ils ne se traitent pas entre eux comme frères et sœurs. L’envie et la violence, l’orgueil et la cupidité gouvernent le monde, et l’image de Dieu est foulée aux pieds dans la personne du pauvre. Le niveau du mal va s’élevant toujours, la coupe est près de déborder, et le jugement éclatera tout à coup, frappant à la fois l’innocent et le coupable, comme au temps du grand déluge, alors que la méchanceté des hommes était grande sur la terre, alors que toutes leurs pensées et toutes leurs actions étaient mauvaises. »

« Le Sonnenwirth s’arrêtait, mais Christine ajouta aussitôt la conclusion de son père : — « Et moi, dans mon arche que vient de me clouer le faiseur de bières, je m’en vais sur mon sommet d’Ararat, je m’en vais trouver mon père, votre père aussi, je vais voir ce qui aujourd’hui est voilé à nos yeux par des ténèbres profondes, et je lui dirai : Père, bénis ceux qui restent derrière moi; une fois enfin, si cela t’est possible, conduis-les par des chemins plus doux et permets-leur de goûter ta paix! » — Après cela, ajoutait Christine, il n’a plus prononcé de paroles distinctes; il s’est affaissé sur lui-même et s’est endormi.