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le mal; comment pourrait-elle se défier de la perfidie et de la bassesse? Avec cette confiance ingénue, il y a un autre trait de caractère qui n’a pas échappé à la clairvoyance du romancier, c’est ce que j’appellerai le point d’honneur de l’artiste. « Quoi ! — s’écrie un jour Charlotte Ackermann, au moment où les prières de Sylbourg l’entraînent aux imprudences qui la perdront, — quoi! la poésie sera-t-elle éternellement un monde étranger sans qu’il soit permis de la transporter dans la vie comme une réalité? Si je ressens l’amour d’une Julia, pourquoi ne me conduirais-je pas comme elle? Rutland paraît-elle si noble, si entraînante et si profonde, uniquement parce qu’elle est une figure de fantaisie? N’est-ce pas plutôt parce que tout homme généreux, tout caractère noble et profond reconnaît que l’amour de Rutland est le véritable amour, et que son sort malheureux est la conséquence nécessaire de cet amour? Loin de moi les petites pensées! Celui qui craint d’éprouver et de souffrir dans la vie réelle ce qui nous émeut et nous ravit dans la poésie aura, je le veux bien, tout ce qu’il faut pour cette existence d’ici-bas, mais sa patrie n’est pas dans le monde idéal; il ment, il ment à la sublime déesse, s’il n’a pas le courage de chercher, même à travers les épines de cette vallée terrestre, un sentier qui le conduise vers ses lumineux sommets. » C’est ainsi que la malheureuse enfant s’encourage elle-même en ses témérités; sa mère si indulgente et si bonne, sa sœur si tendrement alarmée, l’honnête et impétueux Schrœder qui veille sur elle comme sur le plus précieux des trésors, ce sont là les ennemis contre lesquels son âme se révolte, tandis qu’elle revêt l’infâme Sylbourg de tous les prestiges de son rêve !

Cette belle étude fait honneur à la sagacité du moraliste autant qu’à la délicatesse du peintre. Il faut louer aussi l’arrangement ingénieux du cadre où M. Müller a placé la figure de Charlotte. Tous ces détails intimes de l’histoire littéraire du XVIIIe siècle contribuent singulièrement à animer le tableau. La discussion des comédiens à l’auberge de la haute société, les controverses des acteurs et des journalistes, l’introduction de l’Othello de Shakspeare sur la scène de Hambourg, les naïves modifications que le conseil de la cité fait faire au dénoûment du drame, les fureurs du pasteur Jean-Melchior Gœtze, l’adversaire acharné de Lessing, qui tonne du haut de la chaire contre le goût païen de la poésie dramatique, le manuscrit de Nathan envoyé par Lessing à Charlotte, et la belle jeune fille qui reprend goût à la vie en étudiant le rôle de Récha dans cette composition immortelle, ce sont là autant de scènes familières et charmantes qui font revivre à nos yeux toute une période de l’histoire de l’art. Remarquez aussi que ce ne sont pas des épisodes accessoires: on s’intéresse aux destinées de cette littérature nouvelle qui grandit,