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Mais où est le roman ? où est le drame ? Le voici : Charlotte est si bien une habitante des régions idéales, qu’elle ne sait rien des choses d’ici-bas ; sa candeur et son enthousiasme lui seront un piège. Écoutez une vieille histoire qui s’est reproduite sous maintes formes ; l’histoire est vraie, et l’auteur du roman n’a eu qu’à faire revivre des douleurs trop réelles. Un officier arrive de Copenhague pour recruter des soldats au service du roi de Danemark : c’est le baron de Sylbourg, un parfait cavalier, un spirituel égoïste, un de ces roués qui savent cacher sous des paroles d’or la sécheresse de leur âme. À coup sûr, un œil exercé ne s’y tromperait pas : Sylbourg, après tout, ne serait qu’un sous-lieutenant dans le régiment de Lovelace ; mais avec ses mystérieuses allures, avec son hypocrite mélange de réserve et de passion, l’officier danois a fasciné Charlotte. Hélas ! ce cœur si pur, cette intelligence si élevée, si délicate, et toute consacrée à l’étude du vrai et du faux, comment a-t-elle pu se laisser prendre ainsi au manège de ce plat comédien ? C’est là l’impression poignante que produit cette tragique histoire. On voudrait détromper Charlotte, on applaudi ? l’excellent Schrœder, quand il poursuit Sylbourg de son mépris et qu’il tâche de dessiller les yeux de sa sœur. Vains efforts ! il y a dans l’ingénuité de ces belles âmes une obstination invincible. C’est le récit de cet amour, c’est le tableau des imprudences de Charlotte, des roueries effrontées de Sylbourg, des violences de Schrœder, et finalement l’abandon, le désespoir, la mort prématurée de la jeune et glorieuse artiste, qui remplit le roman de M. Otto Müller.

On possède encore (c’est un curieux épisode de l’histoire littéraire de l’Allemagne au XVIIIe siècle), on possède encore les lettres de Charlotte à Mme la conseillère Unzer, la vieille amie de Lessing et la confidente dévouée de la jeune actrice, — lettres naïves, charmantes, passionnées, que l’on peut comparer tour à tour aux décentes tristesses de Mlle Aïssé et aux cris de douleur de la religieuse portugaise. M. Müller, à l’aide de ces lettres, a retrouvé la vie intime des personnages qu’il met en scène. On s’aperçoit bien vite que ce n’est pas là un roman ordinaire, il semble qu’on feuillette les archives d’une famille. Cette simplicité n’exclut pas çà et là des scènes très vives où le contraste qui fait le fond du récit, le contraste de l’innocence et de l’effronterie, est vigoureusement accusé. Quel spectacle que celui du lieu infâme où le baron de Sylbourg ne craint pas d’entraîner sa fiancée ! Il fallait une rare habileté pour toucher à une situation pareille: M. Müller y a trouvé l’occasion de déployer toute la délicatesse de son pinceau. Quand Charlotte met le pied dans cette maison suspecte, elle y marche comme sur les dalles d’un sanctuaire, et l’auréole de pureté qui l’entoure ne se voile pas un instant. Elle ignore