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corde s’entortillant dans les ronces, Damianet la reprit sans peine. Marcel ramena aussitôt la chèvre à Sabine.

C’était la première fois qu’ils se rencontraient depuis la grande répétition ; ils étaient très émus, car ils sentaient vaguement qu’ils ne devaient plus se revoir. Ils allaient se séparer, quand Lucien parut au détour de la route ; il fit reculer son cheval de quelques pas pour mieux les voir et les saluer à l’aise d’un air moqueur. Marcel pâlit de colère, Sabine eut peur. — Restez ici, lui dit-elle, restez, je le veux ! — Elle lui saisit la main et l’arrêta ; mais dès que Lucien eut disparu sous les arbres, Sabine, rougissant de cette familiarité qui semblait s’établir entre elle et Marcel, s’écarta vivement. Damianet se pendit à sa robe : — Pourquoi pars-tu ? dit-il, viens avec nous jusqu’à Seyanne ; c’est aujourd’hui la grande fournée, il y aura des galettes. Tiens, voilà des mûres, c’est tout pour toi ; les amis sont les amis.

Les mules s’étaient emportées au galop ; Marcel rappela son frère, et Sabine s’éloigna de son côté. Elle se laissa conduire au hasard par la chèvre, qui s’était débattue longtemps pour sortir de ces terrains sablonneux, sans herbages, et qui, libre maintenant, courait gaiement vers le pré, en tournant autour de sa maîtresse de toute la longueur de sa corde, à grands sauts et ruades, cassant à belles dents les jeunes pousses au milieu des taillis.

A l’Olivette, Sabine rencontra Espérit, qui rôdait autour de la Pioline en habits de fête. — Il fait bon qu’on vous rencontre, dit-il, j’ai à vous parler. J’étais déjà monté jusqu’à la terrasse, mais de la porte j’ai entendu la voix de Mlle Blandine dans le salon, et si fort, si fort, que la frayeur m’a pris. Je n’ose plus entrer. Ah ! mademoiselle Sabine !

Il la regardait avec une tristesse inquiète et ne pouvait se décider à parler.

— Eh bien ! quoi, mon ami ? lui dit-elle.

— Notre demoiselle, répondit Espérit en prenant son courage à deux mains, oui ou non, suis-je votre ami ? Eh bien ! sur ma foi, il ne faut pas que ce mariage se fasse.

— Mais quel mariage ? Que dis-tu ?

— Avec Lucien, pardi ! Mauvaise affaire, notre demoiselle, mauvaise affaire, croyez-moi. Ce Lucien ne vous va guère, je vous le jure ; il ne faut pas l’épouser.

— Mais ni lui ni personne, mon pauvre Espérit, dit-elle en s’efforçant de sourire.


Jules de la Madelène.