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encore plus agité que de coutume, et cherchant obstinément d’où lui venaient ces inquiétudes, recueillant ses souvenirs et les comparant, songeant à tout ce qui s’était passé à la Pioline depuis quelques mois, il n’arrivait qu’à des suppositions absurdes qui n’expliquaient rien. Pendant toute la nuit, il se tourmenta de la sorte et vainement. Le lendemain, dans l’après-midi, fatigué de ces recherchas, il prit le volume de la Mort de César pour se distraire. En récitant le rôle de Brutus, il oublia bientôt les Cazalis, et ne rêvant plus qu’à sa tragédie, il arpentait les prés en déclamant des vers. Tout à coup, au milieu du grand monologue, il jeta le livre sur l’herbe, et, se frappant le front des deux mains, il se mit à crier comme un fou : — Mais c’est clair comme le jour, on veut la marier à Lucien !

Lorsque Espérit fit cette belle découverte, il y avait bien deux mois que le maire Tirart disait à qui voulait l’entendre : — Nous nous marions avec les Cazalis ; c’est conclu, paroles données. Je veux être parrain au printemps prochain. Cette Sabine m’agrée fort pour ma bru ; je lui donne un mari de cent mille écus. — Espérit était peut-être le seul dans Lamanosc qui n’eût pas reçu les confidences de l’oncle Marius. Ce n’était pas la première fois qu’il lui arrivait de deviner à grand’peine des choses connues de tout le monde. Souvent dans son métier de potier il se donnait un mal infini pour trouver des procédés pratiqués depuis des siècles, — par exemple, ce beau vernis vert qu’il avait inventé après tant d’expériences, et qui ne différait en rien de celui qu’employaient de tout temps les faïenciers d’Apt.

— Sabine épouser Lucien ! se disait-il ; il faut à tout prix éviter ce malheur.

Il s’habilla en grand costume, brida la Cadette et partit pour la Pioline.

À ce moment, Lucien était déjà entré chez les Cazalis. Le salon orange était dans tout son luxe ; la Zounet avait enlevé les housses des fauteuils, les chemises des chaises d’acajou, les globes des chandeliers, les gazes qui défendaient les cadres dorés et les glaces contre les injures des mouches. La table à jeu des grandes soirées était ouverte devant la cheminée ; aux deux coins, M. Cazalis et sa sœur : le lieutenant relisant pour la troisième fois sa gazette, Mlle Blandine droite dans sa bergère, parée comme une jeune dame de 1817 et jouant de l’éventail.

Aux graves airs de la tante Blandine, Lucien comprit d’emblée ce qui se préparait. Depuis quelques jours, il s’attendait à un dénouement brusque ; tout lui faisait pressentir une rupture prochaine que Sabine seule retardait par son extrême réserve. Dans ses dernières rencontres avec Sabine, il avait perdu toute espérance ; il savait maintenant, à n’en plus douter, qu’elle ne l’aimerait jamais, et le soin