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demandés ! Tout un homme artificiel à détruire, toute une vie fausse et mensongère à renier : une vie nouvelle à fonder, originale et sincère. Lui, tout rempli de vanités, d’imaginations, de choses rêvées, apprises, de sentimens factices, il se sentait appelé à la simplicité, à la vie intérieure. Sans lui parler, par la simple attitude de son âme, Sabine provoquait en lui ce travail, cet examen de soi-même, impitoyable et libre ; sans y prétendre, à son insu, par cette seule force de vérité qu’elle portait en elle, elle le mettait en demeure. Sous cet honnête et calme regard, Lucien était profondément troublé ; il se voyait dans toute l’indigence de ses fausses richesses, dans sa stérilité, dans ses misères. Tout un monde hardi d’activités, d’efforts, de salutaires souffrances lui apparut : il s’y jeta d’abord avec un très grand élan ; mais bientôt l’effroi d’un idéal si haut, si redoutable, le saisit, et, pour s’échapper à lui-même, il retourna aux : Rétables. Tous ces trésors de tristesse et d’amour si courageusement amassés, en un jour, en une heure, il les dépensa indignement aux pieds de la Félise ; puis, comme au premier jour, il revint à la Pioline pour retourner encore chez Félise aux heures de paresse et d’insouciance. Pendant plus d’un mois, il alla ainsi des Rétables à la Pioline, de la Pioline aux Rétables, rapprochant à plaisir les sentimens les plus contraires. Avec Sabine, il se purifiait pour ainsi dire ; il montait, il s’élevait dans les sereines régions de l’esprit ; avec Félise, il touchait terre, il se délassait indolemment auprès de cette belle fille, toujours souriante et parée, passant ses jours à s’attifer, amoureuse de sa personne, de ses chiffons, de ses bijoux, et même de tous ceux qui consentaient à l’adorer comme une idole. Là nul trouble, nulle angoisse ; une paix trompeuse et charmante, l’oubli de tous les grands et difficiles devoirs de l’amour.

Dans les commencemens, il avait rougi de cette double vie. Lorsqu’il avait revu Sabine en quittant Félise pour la première fois, il était tout honteux de son aventure de la veille ; mais à mesure qu’il fuyait la douleur et le sacrifice, ces sentimens s’étaient transformés : il en vint à trouver mille charmes dans ces contrastes, il les cherchait avec un raffinement extrême.

Cependant la tante Blandine poursuivait passionnément sa guerre contre Lucien, interprétant tout contre lui, ses paroles comme son silence, ses voyages comme ses longs séjours à la Pioline, et cela tous les jours, à toute heure, le matin, le soir, lui présent, lui absent. Elle minait le terrain sous ses pieds. Pour son frère Jean-de-Dieu, elle redoublait de soins, de prévenances, de bons offices ; elle le charmait par ses câlineries et ses gentillesses ; plus de contrariétés, plus de résistances ; le lieutenant vivait à sa fantaisie, il ordonnait lui-même ses dîners, il invitait qui bon lui semblait ; il buvait du